juin 2010:

La première fois que je l'ai vu, c'était au Jean Vigo, à Bordeaux, un petit ciné comme on n'en fait plus, une salle unique, d'aspect théâtral, avec des fauteuils qui couinent, pas très confortables, mais avec ce charme fou de velours, des petites loupiotes en patère sur les parois sombres, un air de "temps jadis" que les mégacinés actuels ont popcornisé. Des mondes différents, ce n'est pas plus mal, c'est la vie et le temps qui passent. Rien de sale. Mais je suis obligé de placer cette chronique sous les bons auspices de Madame Nostalgie parce que "M le maudit" a été à ce moment là un coup de massue terrible, de ceux qui vous marquent une vie de cinéphile, qui placent la salle de cinéma au dessus de tous les autres écrans.

De par sa maitrise du temps, du cadre et de l'acteur, ce film de Fritz Lang, peut-être parfait, m'a plongé dans le Berlin des années 30 au cœur des basses fosses urbaines, du mal-être et de l'hypocrisie des masses, celles-là même qui se sont mises à applaudir devant les vitupérations malades du moustachu autrichien. Pas étonnant que ce film humaniste fut interdit par les nazis.

Pourtant, il montre avec netteté la duperie des conventions sociales qui nous présente la pègre comme l'opposé de la bourgeoisie. Par ses méfaits, le malade assassin attise le zèle policier. Les forces de l'ordre se mettent en chasse du monstre mais par voie de conséquence altèrent la bonne marche des trafics interlopes, dérangent les malfrats qui, comme les bons bourgeois, aspirent à l'ordre, non moral, mais bien pécuniaire. Avec le tueur en série en activité, les affaires louches perdent de leur souffle. Police et criminels, même combat, s'attèlent à retrouver le meurtrier. Le monde du crime établit son propre tribunal, juge l'assassin et le condamne en dépit de la plaidoirie de son avocat, frappée au coin du sens humaniste et pas suffisamment à celle du bon sens populaire qui demande le lynchage. Cette parabole est extrêmement puissante. Le parallèle avec notre époque est criant. Les années de crise précipitent la raison dans les cachots de l'oubli : l'émotion gouverne, les instincts ressurgissent. C'est le temps de l'action, de l'extrême, du couperet. La justice invoque des lois simplistes, celle du Talion en tête. Quand le film dénonce l'auto-défense, les tribunaux d'exception, la violence répressive aveuglée par l'émoi collectif, les nazis en prennent forcément ombrage. De là à voir dans l'accoutrement cuir noir de Gustaf Gründgens, l'uniforme militaire du prototype nazillon il n'y a qu'un pas que je fais sans l'ombre d'un doute.

Ce qui permet au film d'être un très grand film c'est la performance gigantesque de Peter Lorre. Aidé de son physique de crapaud avec sa bouille ronde, ses yeux globuleux prêts à sortir de leurs orbites à la moindre crise d'angoisse et ses paluches énormes de boucher, telles des battoirs trop immenses, trop lourds, encombrants, des boulets de prisonnier, le comédien transcende son personnage, dépasse les clichés de l'assassin d'enfant. Non content d'incarner avec tant de puissance physique ce personnage monstrueux, le comédien dessine une profondeur, une douleur à son personnage, une souffrance d'une incroyable humanité : le tueur en série responsable des crimes les plus effroyables est malgré tout un être humain, emprisonné dans ce corps massif et assujetti à la torture de son esprit. Et Lang de parvenir à rendre sinon sympathique du moins pitoyable cet immonde créature, sans faire appel au discours béni-oui-oui, ni à une quelconque volonté supra-naturelle mais bien par l'expression de la raison ainsi que par la main tendue, compassionnelle qui fait appel à la compréhension dans le sens le plus large afin de dépasser les élans irrationnels et la brutalité de l'émotionnel.

Un film gigantesque d'une incroyable et pathétique actualité. Universel coup de latte dans l'estomac (pour rester poli). Obligatoire.
Alligator
10
Écrit par

Créée

le 7 avr. 2013

Critique lue 513 fois

5 j'aime

Alligator

Écrit par

Critique lue 513 fois

5

D'autres avis sur M le maudit

M le maudit
pphf
8

Les assassins sont parmi nous*

*C’est le titre initial prévu pour M le maudit, mais rejeté (on se demande bien pourquoi) par la censure de l’époque et par quelques fidèles du sieur Goebbels. Et pourtant, rien dans le film (ni...

Par

le 12 mars 2015

112 j'aime

8

M le maudit
obben
10

Predator

Après une douzaine de longs métrages muets dont les reconnus Mabuse le joueur, les Nibelungen ou encore la superproduction Metropolis, Fritz Lang s'attaque au cinéma sonore en 1931. Avec M - Eine...

le 18 avr. 2012

93 j'aime

9

M le maudit
Kalian
9

Will nicht! Muss! Will nicht! Muss!

Berlin. Allemagne. Les années 30. Un tueur en série de petites filles sévit. Le film saisit l'évènement d'un point de vue global. Il s'intéresse ainsi à l'enquête laborieuse de la police, à...

le 26 oct. 2010

80 j'aime

8

Du même critique

The Handmaid's Tale : La Servante écarlate
Alligator
5

Critique de The Handmaid's Tale : La Servante écarlate par Alligator

Très excité par le sujet et intrigué par le succès aux Emmy Awards, j’avais hâte de découvrir cette série. Malheureusement, je suis très déçu par la mise en scène et par la scénarisation. Assez...

le 22 nov. 2017

54 j'aime

16

Holy Motors
Alligator
3

Critique de Holy Motors par Alligator

août 2012: "Holly motors fuck!", ai-je envie de dire en sortant de la salle. Curieux : quand j'en suis sorti j'ai trouvé la rue dans la pénombre, sans un seul lampadaire réconfortant, un peu comme...

le 20 avr. 2013

53 j'aime

16

Sharp Objects
Alligator
9

Critique de Sharp Objects par Alligator

En règle générale, les œuvres se nourrissant ou bâtissant toute leur démonstration sur le pathos, l’enlisement, la plainte gémissante des protagonistes me les brisent menues. Il faut un sacré talent...

le 4 sept. 2018

50 j'aime