L'amour a ses raisons que la raison écoute

A la suite de son inventif et dynamique Midnight Special, c’est un projet étonnamment austère auquel s’attèle Jeff Nichols en retraçant le déroulement du procès Loving vs. Virginia. Austère de par son contexte, d’abord, puisqu’il prend racine dans le très sérieux cadre de la ségrégation américaine ; austère par son objet judiciaire ensuite, qui laisse peu de place à la fantaisie – et cela sans parler de la nécessité de respecter un tant soit peu les faits réels. Pourtant, en dépit de la rigueur de son sujet et des restrictions qui l’accompagnent, le réalisateur relève ce nouveau défi avec succès, en nous offrant un film très mesuré qui, sans révolutionner le genre, échappe du moins aux excès tapageurs que l’on pourrait redouter d’un thème si politique.


Sans doute ne faut-il pas s’étonner de cette heureuse modération, puisque Jeff Nichols avait su conserver sa sobriété alors même qu’il s’aventurait dans le fantastique dans le sens originel du terme avec Take Shelter, puis dans son acception moderne avec Midnight Special. Loin de laisser la part de l’imaginaire l’égarer et le déconnecter de la psychologie des personnages, il avait alors su insuffler à ces derniers une humanité toute réaliste. De la même manière, les héros de Loving ne sont pas cloîtrés dans une émotion monolithique, ne sont pas dominés par des sentiments les soustrayant au reste du monde, mais parviennent à exprimer subtilement les rapports complexes qui pèsent sur leur relations. Le couple principal évite ainsi l’écueil de son montrer béatement amoureux pour laisser transparaître avec dignité les réserves et inquiétudes que supposent leur situation.


De fait, la qualité du film dépend sans aucun doute beaucoup du choix des acteurs. Bien que loin d’être repoussants, ils n’appartiennent pas pour autant aux canons lissés d’Hollywood, et portent sur leurs visages un caractère authentique qui leur confère un charisme singulier. Joel Edgerton en particulier semble méconnaissable tant il sait planter de manière convaincante le personnage de Richard Loving, en provincial un peu bourru mais sûr de ses valeurs. Les interprètes accrochent ainsi d’autant plus l’écran qu’ils ne sont pas des figures interchangeables, et à cet égard on ne se plaindra pas de la brève apparition de Michael Shannon, qui avait si bien su incarner cet aspect dans les précédents films du réalisateur.


Dans l’ensemble, la réalisation suit ce mouvement : elle reste assez peu marquée mais sait transmettre habilement son propos. Ainsi, par de subtils changements de cadrages, un peu plus larges, un peu moins lumineux, plaçant un peu plus de distance entre les protagonistes, Jeff Nichols parvient à exprimer la solitude qui vient cueillir les héros lors de leur exil à Washington. Cela permet en conséquence aux scènes en Virginie de se charger, en comparaison, d’une aise qui les fait paraître familières, comme si nous-mêmes y avions nos repères. En revanche, l’arrangement musical est quelquefois un peu insipide, surtout lorsqu’il se veut véhiculer le bonheur ou l’espoir, mais se montre plus efficace s’agissant d’exprimer angoisse et paranoïa.


Enfin, de manière plus générale, le film dans sa globalité trouve sa force dans sa capacité à ne pas se laisser submerger par l’un ou l’autre de ses fils scénaristiques. Ni histoire d’amour, ni film judiciaire, ni thriller, ni brûlot politique, Loving ne se cloisonne jamais dans un modèle mais mélange habilement toutes ces influences. Un bémol cependant : cette hybridation risque de priver le film d’une identité marquante, puisqu’une fois traversées ses deux heures de durée, on s’aperçoit que son souvenir se dissous bien vite, faute d’angles saillants auxquels raccrocher sa mémoire. Le contrepoids de la subtilité n’est pas seul à blâmer dans ce cas, puisque cela semble également le symptôme d’un certain manque de corps.


Les enjeux, pourtant, sont bien présents, car si on nous raconte ici la petite histoire en marge de la grande, cette dernière perd tout son sens sans elle. En effet, à travers le procès de Richard et Mildred Loving, c’est l’emprise de la société sur la vie privée des individus qui est interrogée. Inoffensif, c’est bien à titre d’exemple que le couple sera condamné par un système politique craignant d’être ébranlé dans ses fondements. Dans les Etats-Unis des années 50 et 60, la discrimination raciale cimente encore les rapports de force au sein de la société et la remettre en question revient à défier son organisation de manière transversale. C’est aussi pourquoi, à l’inverse, le cas Loving sera également instrumentalisé par les défenseurs des droits civils, qui y voient une brèche pour faire levier sur la Constitution.


C’est peut-être sur ce point que l’œuvre réussit le mieux, en nous laissant voir, sans appuyer dessus, qu’au-delà d’un certain point, le destin du ménage Loving ne leur appartient plus, mais devient l’os que se disputent des institutions dont les ambitions les dépassent. Se pliant aux formalités qui en découlent, mais restant modestes dans leur démarche, ils offrent le portrait d’un couple simplement amoureux plus que de militants ; car c’est bien leur vie de famille qui constituera le cœur du sujet, et non les interminables argumentations dans de sévères cours de justice. Cela a l’avantage de permettre au film de rester facilement accessible, là où le thème judiciaire peut parfois paraître intimidant ou rébarbatif.


Il y a ainsi une véritable beauté dans l’histoire qui nous est contée ici, dans laquelle l’importance des enjeux est toujours contrebalancé par une simplicité intacte, et on est bien loin, par exemple, des lourdeurs d’un Birth of a Nation sorti un peu plus tôt cette année. Malheureusement, le film s’essouffle quelque peu dans sa deuxième moitié, et le personnage de Joel Edgerton y bascule dans une rustauderie bien peu en phase avec la subtilité qui avait su faire le charme de la première partie. En outre, s’il s’agit d’une honnêteté de l’œuvre de n’être pas scénarisée à outrance, le manque d’éléments nouveaux risque de désintéresser le spectateur, et on se demande si les 123 minutes étaient vraiment nécessaires.


En somme, Loving apparaît réussi, mais pas marquant. Si l’on peut en partie imputer ce manque de personnalité à son sujet et à la finesse de son traitement, on n’oublie pas que d’autres réalisateurs ont pourtant su créer des tableaux très intenses avec des couleurs tout aussi délicates, à l’image de Kore-eda Hirolazu dans Nobody Knows ou de Kurosawa Kiyoshi avec Tokyo Sonata. Peut-être, en comparaison, manque-t-il encore un cran dans l’intimité des personnages, à moins que cela ne se doive à la réalisation qui reste assez générique. De fait, le film ne parvient jamais vraiment à émouvoir en dépit de son sujet ; mais à choisir, étant donnée sa dimension politique, cela est sans doute préférable que de pécher par excès de sentimentalisme.

Shania_Wolf
5
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le 14 févr. 2017

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9 j'aime

Lila Gaius

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