You don't love me. I do love you. You don't love me. I do love you, Lolita.

[Spoilers disséminés ça et là]

A mi-chemin entre la satire sociale et la tragédie contemporaine, Kubrick signe une brillante adaptation du roman de Nabokov dont la particularité est de se situer du côté d'une hybridité manifeste. Le détective cinématographique se parera de sa loupe et aura ainsi le loisir de pister les influences concomitantes du burlesque (le personnage loufoque de Clare Quilty), du film noir (étonnants échos à Assurance sur la mort, puisqu'il est également ici question d'un meurtre dont les motivations sont commentées en voix-off, ou encore ces clairs-obscurs et ces rideaux vénitiens qui participent de la curieuse atmosphère dans laquelle baigne le film), de la comédie de mœurs ou encore du road-movie, qui revêt ici des teintes éminemment psychanalytiques. Loin de concourir à faire de cette œuvre un fourre-tout commode où viendraient se dissoudre les conventions scénaristiques, cette (d)étonnante diversité contribue paradoxalement à l'unité du film et lui confère de la sorte une aura singulièrement étrange. Aussitôt sommes-nous prompts à esquisser un sourire lorsqu'un groom trop scrupuleux - mais suffisamment maladroit pour ne pas être silencieux - vient déplier un lit de camp dans la chambre d'hôtel alors qu'il s'agit de ne pas sortir Lolita des bras de Morphée, que peu de temps après, notre gorge se noue en voyant cette dernière pleurer à chaudes larmes la mort de sa mère, et que quelques séquences plus tard, un sentiment d'angoisse nous saisit sur le vif lorsque Humbert est réveillé en sursaut et en pleine nuit par le téléphone... Les émotions se succèdent ainsi comme les paysages que l'on contemple depuis la banquette d'un train.

On le voit bien, ce kaléidoscope de genres n'annihilent en rien les qualités intrinsèques du film, mais surtout, elles n'annulent pas le propos iconoclaste et totalement sulfureux du récit. Car il s'agit bien ici de l'amour obsessionnel et maladif jusqu'à la possession d'un écrivain pour une jeune adolescente qui suscite chez lui, d'emblée, un sentiment double : Lolita est cette femme fatale dont l'innocence apparente n'a d'égale que la trivialité et l'insolence, mais qui mérite cependant que l'on se marie avec sa mère veuve pour se rapprocher un peu plus d'elle... Toutefois, l'apanage de la manipulation ne revient jamais à un personnage en particulier, puisqu'ils sont tour à tour manipulateurs et manipulés. En dépit de ses apparences juvéniles, Lolita exerce une emprise psychologique totale sur le professeur, d'autant plus inquiétante que la nature de leur relation n'est jamais clairement définie : Humbert agit à la fois en tant que beau-père, en réprimandant la belle Lolita comme un paternel le ferait avec ses enfants, et en tant qu'amant jaloux, ce qui donne lieu à de savoureuses - mais éprouvantes - scènes de dispute conjugale. Cela n'empêche pas Humbert de manipuler savamment le délicat art de la manipulation, et de se parer de sa tenue d'homme fatal, prêt à tout pour garder sous sa coupe la jeune fille.

Tout le film est frappé du sceau de la duplicité, de l'instabilité, nous installant dans un malaise diffus. Il n'y a pas que Quilty, jonglant sans cesse entre les identités jusqu'à endosser le rôle d'un psychanalyste allemand, qui en est le témoin. Humbert, par sa manière de passer du rire (en lisant la déclaration d'amour de Charlotte, la mère de Lolita) aux larmes (en pleurant le départ de Lolita), incarne à merveille l'hystérie et l'instabilité psychologique. Kubrick semble ne jamais nous offrir d'échappatoire, fût-il bref, à cet égarement des passions. Les touches mélodramatiques du récit ne sont donc en rien prétexte à une fin convenue, tant l'arrière-goût amer qu'elle nous laisse imprègne nos papilles : comment après avoir incarné une figure si ambigüe de la manipulation, Lolita peut-elle - ô ironie du sort - se voir cantonner à jouer le rôle de la future mère de famille frustrée ? Multipliant les frustrations, puisque de manipulant, Humbert passe à manipulé, celui-ci est dès lors irrévocablement condamné au crime passionnel, seul à même de purifier, dans une scène remarquablement baroque et saugrenue, des passions devenues trop pressantes. Et en fin de compte, c'est une véritable peinture de la société américaine dans ses névroses obsessionnelles les plus viscérales, que nous offre le maître Kubrick.
Yananas
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le 1 mars 2015

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Yananas

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