La continuité entre Safe et Loin du Paradis tient à une femme : celle dont on fait le portrait, abîmée par le milieu étouffant dans lequel elle tente de survivre, et celle qui l’interprète, Julianne Moore. C’est là le seul lien, tant les deux films sont dissemblables par ailleurs.


On connait la capacité de Todd Haynes à jouer au caméléon esthétique, du glam de Velvet Goldmine aux multiples facettes du biopic en kaléidoscope I’m not there. Dans Loin du Paradis, il se met en tête de revisiter le pur mélo des 50’s, esthétique et B.O signée Bernstein à l’appui, avec un soin de reconstitution aussi maniaque que les intérieurs impeccables des protagonistes.


Aux salons pastels de Safe répondent les codes esthétiques d’une autre époque, où les robes sont bouffantes et les hommes gominés, les domestiques et les jardiniers uniformément noirs. Haynes ne lésine sur aucun effet, générant un plaisir cinéphile d’esthète quant aux filtres bleus, aux plans obliques et au portrait d’une femme aux cheveux entourés d’un châle qu’on croirait tout droit sortie d’une séquence d’Hitchcock.


La caméra contemple avec ostentation ces figures de papier glacé, grimpe le long des façades ou des arbres dont les feuilles automnales semblent colorées pour épouser la teinte de la robe de madame. Une fois ce décorum rutilant posé, le cinéaste peut placer ses pions comme autant de coups de griffes dans le vernis. Le dilemme et les passions coupables se partageront entre les deux membres du couple comme la seule chose commune : l’homosexualité pour le mari, un amour interracial pour son épouse. Haynes joue clairement sur deux tableaux, au point de pouvoir déstabiliser : si les réactions outrées de la masse face à la question raciale sont plutôt emphatiques (visages dédaigneux en contre plongée, fuite de la piscine lorsqu’un enfant noir y a trempé le pied…), le cinéaste y superpose le contrepoint d’une intimité déchirante : celle d’un homme se battant pour guérir de sa « maladie », ou d’une femme portant à bout de bras un rêve domestique auquel elle ne croit plus.


Dès lors, l’image se complexifie : au lieu commun du châle lila volant dans les arbres répond une autre exploitation de la couleur : celle d’un homme « de couleur » esseulé dans une exposition d’art contemporain, ou d’une blanche dans un restaurant réservé aux noirs. Celle d’une brillance de plus en plus aveuglante, comme cette illusoire escapade à Miami ou la question raciale ou homosexuelle s’affirme avec d’autant plus d’éclat ; celle de de la nuit grandissante, des impasses ou l’on lapide et des portes donnant sur l’arrière-cour, jusqu’au sombre quai d’une gare : de plus en plus loin du paradis.


Car si le récit est celui d’une affirmation (celle, finalement très courageuse, du mari), elle révèle conjointement une profonde injustice dans l’inégalité des intolérances : si monsieur peut vivre caché, il n’en sera pas de même pour Cathy, contrainte d’emporter avec elle ses enfants, la fille de l’homme qu’elle aime… et surtout leur couleur, qui, même dans la grand ville voisine, ne fera que déplacer les raisons qu’ils avaient de fuir.


C’est donc dans la plus grande tradition du mélo lyrique que s’achève le film, sur un renoncement qui le rapproche de Sur la route de Madison : s’étouffer face à une époque, tenir son rang, briser ses élans passionnels : taire son enfer intime pour garantir la bonne marche de l’apparent paradis social.

Sergent_Pepper
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le 29 janv. 2016

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