Little Odessa a été ma porte d'entrée dans le cinéma de James Gray, notamment dans sa trilogie "Crime et Famille". Premier volet, le suivront The Yards et La nuit nous appartient, portés par un duo surprenant, Mark Whalberg/Joaquin Phoenix, remplaçants de deux étoiles montantes des années 90, les excellents mais trop peu reconnus (par des mauvais choix de carrière ou, carrément, une carrière avortée) Tim Roth et Edward Furlong.


Véritable égérie du drame Shakespearien de James Gray, ils forment un duo inoubliable et profondément humain, duquel découle les plus profonds et jolis thèmes de l'oeuvre. Quête de l'identité familiale, du pardon des erreurs du passé, de l'acceptation d'immigrés au sein d'une communauté perdue, et de cet homme, Tim Roth, qui fait tout pour éviter à ses proches de pâtir d'un passé dont il n'a connu, jusque là, que peu de répercussions.


C'est Edward Furlong qui représente son lien avec le présent : frère égaré qu'il retrouve, il incarne avec sa fougue et son talent d'antan cette génération années 90 en quête de repaires, éprise d'une culture underground et que la vie forçait à rendre adulte avant l'âge; alors, il fume, il est violent mais quand même enfant, se situe toujours entre l'innocence et le désespoir, donnant vie à l'un des personnages récurrents de la filmographie dramatique de Gray : l'homme inexpérimenté qui, sous couvert d'influences ou d'espoirs de vie, se conduira seul à sa perte, pour de bonnes ou de mauvaises raisons.


En cela, Little Odessa est un choc : premier film et scénario de James Gray, il est autant à reconnaître pour son écriture magnifiée par son sens du tragique et des émotions, que par la beauté froide de sa photographie, qui représente la ville comme un personnage à part entière, devenue gouffre des vies de ces gens de rien, qui tentent, par la criminalité, la vengeance ou la solidarité mal placée, de s'élever, du moins socialement, au moins humainement.


C'est ce que vit Tim Roth qui, désireux de se racheter, va renouer contact avec ceux qu'il aimait quand il était adolescent, jusqu'à devenir, pour Furlong, le père protecteur de substitution face à ce géniteur ultraviolent, que le passé a rendu intolérant, dur, cible de mauvais choix qui impacteront sur une écriture à la conclusion parfaite, loin des écarts explosifs américains habituels. Un plan, des vêtements pendus, le silence de l'après coup de feu : Gray marquait l'esprit des spectateurs avec une finesse rare, et une humanité à toute épreuve.


C'est aussi cela qui rend Little Odessa excellent : sa simplicité presque intimiste, qui va préférer se concentrer sur la vie et la psychologie de ses protagonistes plutôt que sur les scènes d'action que pourrait entraîner le métier de tueur à gage de ce diable de Tim Roth, parfaitement inséré dans l'intrigue au travers d'une scène d'introduction aussi courte que coup de poing. Il y a quelque chose de rafraîchissant à voir enfin un film noir récent aussi maîtrisé, emprunt d'influences littéraires et d'envolées lyriques servant autant la narration que la psychologie des personnages (les scènes d'amour entre Roth et la très convaincante Moira Kelly sont un grand moment de cinéma, retranscrivant avec habileté l'état d'esprit du moment de notre héros voué à une vie de solitaire).


En ce sens proche du Samouraï de Melville, Little Odessa est un upercut en pleine poire réalisé de main de maître par un James Gray qui se démarque, loin s'en faut, par son écriture maîtrisée, humaine et aboutie, où le tragique se mêlera parfaitement à l'intime, au réel, à la vie routinière de ces fils d'immigrés sans place dans la société. Et si la fin laisse pantois, c'est qu'elle est à la hauteur de la promesse : celle de voir un film noir rendu pertinent par sa simplicité, qui conte la vie d'une fratrie (et plus largement d'une famille en implosion, à l'image de la mère malade) plutôt que les exploits guerriers d'un tueur à gages confirmés, devenu messager de la mort des siens.


Ayant évité tous les pièges de son postulat, il se pose comme l'un des plus beaux polars qu'on puisse voir, admirable par sa gestion des sentiments et son jeu d'acteurs fantastique, parfait soutien pour une oeuvre prodigieuse par sa forme et par son fond, qui joue avec maestria de la solitude et du romantisme du tueur à gage cinématographique, inversant son rôle en le rendant, ironiquement, acteur de sa propre solitude.


Little Odessa, moment fort de trois carrières de grands artistes.

FloBerne

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