Qu’un cinéaste au regard aussi acéré et lucide qu’Arthur Penn s’empare de la question indienne est une véritable aubaine. C’est évidemment l’occasion d’un regard qui va, à la suite des Cheyennes de Ford, réhabiliter les natifs de l’Amérique, mais surtout le faire avec la finesse de ton et le sens de l’équilibre qu’on lui connait depuis ses débuts.


Tout le récit s’appuie sur la figure intenable de son protagoniste, dont le nom indien dit déjà tous les paradoxes. Jack Crabb (Dustin Hoffman au sommet) est interrogé comme la figure de l’ancien colon par un bien-pensant des 70’s qui aura pourtant tout à apprendre de lui. A lui seul, il représente un siècle d’Histoire, et surtout, la relecture de celle-ci.


Little Big Man, c’est un peu la version satirique de Forrest Gump : le regard décalé sur une histoire brûlante, et, loin de l’hagiographie, le révélateur d’une nation construite sur la contradiction et la tartufferie générale. Par ses allées et venues entre indiens et colons, Crabb multiplie les casquettes, l’escroquerie étant tout de même ce qui caractérise le plus les seconds, que ce soit sur le terrain de la religion, la morale, la médecine ou la politique. La grande réussite du film est de parvenir à instiller l’humour dans cette dénonciation. Le personnage de Faye Dunaway par exemple, nymphomane directrice de conscience, ou la période pistolero de Crabb qui ne supporte cependant pas la vue du sang sont d’un charme irrésistible.


Du côté indien, la tendresse l’emporte : certes, l’idéologie un peu hippie des 70’s perdure dans certains élément de l’imagerie, comme l’indien gay ou la polygamie, mais c’est surtout la bienveillance avec laquelle on traite des croyances et des rites qui est la plus remarquable. Ce peuple, qu’on sait d’emblée condamné, prend chair sous le regard de Penn et à travers les mots du personnage principal, tantôt adopté, assimilé ou rejeté par les circonstances, et la figure paternelle, qui croit à l’invisibilité par exemple, est profondément attachante, seul rempart face à la barbarie militaire du camp adverse.


Film fleuve, Little Big Man parvient aussi à restituer la longueur d’un parcours par la récurrence des personnages, la permanence des relations (filiation, rivalité, amoureuse) qui croisent et retrouvent Crabb à intervalles réguliers. Son drame est de ne pas pouvoir, ni savoir réellement choisir son camp, dans cette Amérique fondée sur un melting pot problématique. Cette instabilité, cette impossible assimilation est l’un des grands thèmes récurrents de Penn, depuis Le Gaucher jusqu’à Bonnie & Clyde, en passant par La poursuite impitoyable : une virulente critique d’un collectif ne répondant qu’à une somme d’intérêts individuels mesquins et barbares.



“an enemy had saved my life from the violent murder of one of my best
friends... The world was too ridiculous to even bother to live in.”



Sur le même modèle que Bonnie & Clyde, le sourire initial laisse place à la tragédie : c’est la violence d’un massacre dans la neige, et la vengeance des amérindiens dans la fameuse bataille de Little BigHorn. Il manquait au grand film historique l’ampleur épique, Penn la déploie avec majesté, avec un sens visuel proche de ce que sera La Porte du Paradis dix ans plus tard.


Puisqu’il ne peut vraiment se résoudre à tuer pour un camp ou l’autre, Crabb est dans l’impasse terrible de l’humaniste face à un monde brutal : la survie lui est-elle permise ? Oui, pour se faire le témoin et le passeur d’une histoire tourmentée et complexe. Tragique et ridicule, touchante et ample : la définition, incarnée par cette œuvre, de ce qu’est un grand film.


(8.5/10)


http://www.senscritique.com/liste/Cycle_Arthur_Penn/1298312

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le 23 avr. 2016

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