Le film est exactement comme le personnage de Sean Penn : lourd, imbus de lui-même et replié sur sa propre légende. La scène où je-ne-sais-pas-qui fait répéter cent fois le nom de Barbra Streisand au gamin qui ne le prononce pas correctement est ahurissante - elle m'a causé à peu près la même gène que si j'avais vu en présence d'amis étrangers un film avec Frank Dubosc faisant une blague sur Michel Drucker. Paul Thomas Anderson filme une civilisation close sur elle-même, comme si elle n'étouffait pas de cette étroitesse. Il déploie tous ses efforts de séduction pour rendre cool une histoire de gamin qui veut vendre des lits à eau et devenir riche (la grande affaire de tous les films américains de ces dernières années, comme s'il n'y avait vraiment plus rien d'autre que le blé et la réussite). Cool, ça veut dire sensible : l'amour est la valeur ajoutée de la petite entreprise de ce jeune monstre à qui personne ne dit d'apprendre quoi que ce soit. L'existence telle que Paul Thomas Anderson la représente ne m'intéresse absolument pas. J'ai l'impression que chaque scène m'indique comment il faut désirer, que chaque cadre reproduit la normativité à l'oeuvre dans la société, que chaque plan vient endiguer et circonscrire ce qui pourrait en déborder. (Exactement l'inverse de Compartiment n°6, duquel je ne démords pas.)
Licorice Pizza est une histoire d'amour mou. La première étreinte entre les deux personnages a lieu dans le reflet d'une vitre : c'est dire à quel point la préoccupation du cinéaste n'est autre que la stylisation de ses petites scènes. Et on finit par un gros I love you Gary bien explicatif, prononcé par la jeune femme et sans réponse de la part du gamin chef d'entreprise, parce que les garçons les filles les sentiments etc... On connaît la musique et on n'en changera jamais. Tout le but du film est d'avoir la fille (to get her). D'ailleurs je trouve le procédé très limite : Paul Thomas Anderson, en prenant le contre-pied de la différence d'âge habituelle dans les histoires d'amour (le garçon est mineur, la fille est majeure), et en situant son film dans les années 70, pense sans doute pouvoir esquiver toutes les questions qui se posent aujourd'hui sur la représentation des rapports homme/femme. Et c'est vrai que le film en est totalement exempt : déferlante de blagues de cul, représentation hyper-éculée d'un homosexuel (ça fait rire qui ?), rapports de pouvoir sans révolte (malgré tout, la meuf finit en maillot de bain dans le magasin de son prétendant, à vendre des saletés ; puis se fait renifler par un gars qui veut lui apprendre à conduire un camion ; taper les fesses par son précédent patron ; bousculer par des dizaines de gamins ; planter dans un faux rencard par un homo qui cherche une couverture ; menacer par une sorte de faux espion arrogant jusqu'à ce que son collègue vienne lui régler son compte... et j'en passe : j'ai du mal à ne pas voir un certain sadisme misogyne à l'oeuvre). Toute l'entreprise du film est de geler la pensée à l'endroit où il pourrait y avoir un problème, et de nous dire comment on aime et comment il faut vivre, parce que c'est quand même sympa, il faut rendre hommage au passé, gnagnagna.
Le I love you Gary final n'est pas seulement banal (quand je pense au I love you final de Compartiment n°6 !!!), il est aussi symptomatique d'un scénario qui s'explique en permanence. Peut-être est-ce dû à la Californie et à son immuable ciel bleu, mais rien dans le film n'indique les diverses ellipses, si ce n'est les dialogues qui nous informent de ce qu'il s'est passé entretemps. Si bien que j'ai eu l'impression (mais c'est exactement pareil chez Robert Altman, dont l'ivresse progressive produit un paradoxal effet d'inertie) que le film était une compilation de scènes collées les unes aux autres sans que rien du temps et de son passage ne vienne s'immiscer, modifier les corps, les voix, les paysages. Rien de plus que des informations, de la communication, et un emballage un peu rétro pour tenter de nous refourguer la vieille came d'un pays pourrissant, confit dans sa pop-culture.