Titre pour le moins étrange, emprunté à une enseigne de disquaire autrefois implantée en Californie du Sud, Licorice Pizza nous renseigne déjà sur la nature du neuvième long-métrage de son auteur : il s’agit d’un retour aux sources qui s’opère pour Paul Thomas Anderson, après un détour par le Londres de la mode de Phantom Thread, un retour au monde de l’enfance avec cette revisite de sa San Fernando Valley natale, un retour aux origines de son imaginaire avec cette plongée dans les 70’s et son bain culturel si particulier, un retour aux fondamentaux de son cinéma avec cet intérêt pour les êtres cherchant à s’émanciper, à s’extirper de leur bulle ou à sortir de terre comme Daniel Plainview, à l’aune d’une Amérique touchée par la crise pétrolière, manquant de carburant pour avancer et, surtout, pour rêver...

Une trajectoire naissante, indécise mais tellement vivifiante, que le plan-séquence inaugural traduit remarquablement : alors qu’il patiente afin de se faire tirer le portrait, Gary s’extrait de la file et s’agite pour attirer l’attention d’Alana. La caméra tourne autour d’eux, épouse le dynamisme de leur corps dans l’espace, ce mouvement fait d’esquive et d’attraction, figurant ainsi à travers l’écran les ondes sensuelles de leur rencontre amoureuse. Le mouvement est lancé, il servira de force motrice au reste du film : Alana et Gary ne se quitteront plus, évoluant conjointement dans un milieu plombé de névrose et de désenchantement, tourbillonnant sans cesse jusqu’à trouver leur voie, ensemble, tout en jouant au jeu du chat et de la souris...

Un mouvement intimiste qui les lie, et dont la caméra nous fait les témoins privilégiés, rendant perceptibles les signes discrets d’une romance à bas bruit à travers les frôlements, effleurements et des silences aussi nombreux qu’explicites. Un peu à la manière des personnages de Phantom Thread, Alana et Gary vivent à l’intérieur d’une bulle dans laquelle ils n’ont de cesse de s’agiter, de se chercher et de s’éviter, de courir ensemble mais dans des directions ou à des rythmes différents. Une trajectoire amoureuse qui se cogne vite au réel, complexifiant évidemment leur propre réalité : il faudra apprendre à grandir tout en conservant cette énergie de vie, il faudra se faire une place au sein du monde des adultes sans se laisser envahir par leur inertie mortifère.

Un mouvement qui s’épuise alors quelque peu, lorsque nos personnages vont s’accrocher, s’enliser ou tourner en rond dans cette amérique nixonienne où les rêves se tarissent plus vite que les réserves de pétrole. Car il s’agit bien de la fin du rêve américain qu’Anderson stigmatise en filigrane de son histoire : en suivant les déambulations empêtrées de nos héros dans le monde des affaires (le commerce chancelant des matelas à eau, des flippers...), au sein de la machine à rêver (la cruauté dans le petit monde du cinéma ou de la télévision) ou à penser (le cynisme du microcosme politicien, la tension familiale provoquée par la religion...), il matérialise la résignation et le désenchantement qui caractérisent la société US : les rêves ne sont plus que des mots, des poncifs érodés et engloutis par le temps. La survenue d’une constellation de personnages secondaires, tous aussi malades les uns que les autres, l’atteste d’ailleurs fort bien : que ce soit le producteur Jon Peters, odieux et violent, ou encore le pathétique Jack Holden (pastiche à peine masqué de William Holden), ils sont tous issus d’un modèle masculin obsolète, d’un rêve US dorénavant pervertie par la gloire et l’argent facile.

Un milieu toxique duquel il faudra s’échapper pour apprendre à exister et à s’aimer, comme nous l’indique Anderson, non sans humour, à travers la reprise régulière d’une même figure graphique, constituée de travellings latéraux, dont le mouvement perpétue l’idée de course en avant : on court à pied, on s’élance à moto, on glisse à travers la ville dans un camion en marche arrière, on reprend le contrôle de sa destinée dans une trajectoire visuelle des plus cinématographiques. Un cinéma qu’Anderson maîtrise sereinement, comme le prouve sa réappropriation des codes de la comédie juvénile, comme en témoignent ses multiples références à ses œuvres passées qui sont autant de revisites dynamiques, vivantes, et enthousiasmantes !

Avec Licorice Pizza, en effet, il cherche moins à tirer sur une fibre nostalgique (en se remémorant une époque révolue, en remettant une pièce dans un vieux jukebox, en ressuscitant l’esthétique granuleuse des films d’antan...) qu’à renouveler ou revigorer ce qui existait déjà ! Histoire de nous prouver que son cinéma, à l’instar de la trajectoire (é)mouvante de nos deux tourtereaux, n’est jamais prisonnier d’un passé sclérosant.

Les exemples étant très nombreux, citons la réactualisation de la fougue présente dans Boogie Nights et Punch-drunk love, ou encore l’habile revisite de l’amour vache de Phantom Thread. Mais surtout, il nous démontre qu’il n’a pas besoin d’une figure forte pour développer son film : Daniel Day-Lewis et Joaquin Phoenix ne sont plus là, les visages familiers sont dorénavant repoussés à la marge du récit (Sean Penn, Tom Waits...), afin de laisser plus de place à un cinéma qui sait être grave et léger, caustique et sensible, et diablement vivant ! Afin, surtout, de graver au centre de l’écran les visages qui feront le cinéma de demain : Alana Haim, incarnant un futur à l’accent féminin, et Cooper Hoffman, fils du regretté Philip Seymour Hoffman et dépositaire de son héritage culturel. Ne désespérons pas, nous dit Anderson : le cinéma peut encore être beau et enthousiasmant lorsqu’il n’a pas la course au profit comme unique carburant...

(7.5/10)

Procol-Harum
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