On serait tenté d’accuser Licorice Pizza d’une nostalgie propre à l’industrie cinématographique hollywoodienne de nos jours : doudou, simple et complaisant, il s’agit alors d’un sentiment vendeur, un réconfort pour le spectateur, sans prise de risques. Une nostalgie qui perd même de ses aspects les plus élégiaques ou glorificateurs pour devenir une sorte d’anesthésiant : voilà les films de votre enfance, ceux-ci existent toujours et nous pouvons vous-les resservir, réchauffés, comme vous-les aimez. Perte ultime de la découverte, mépris du spectateur, il s’agit de la véritable pilule bleue, nous imposant la consommation des produits hollywoodiens formatés, que dénonce le nouveau Matrix, Resurrections, tout en adoptant exactement la même position paradoxalement. Mais dans tout ce cadre d’une industrie qui repose bien trop sur les vestiges du passé, Licorice Pizza, le nouveau film du cinéaste Paul Thomas Anderson, prenant donc place, comme Boogie Nights et Inherent Vice avant lui, dans les années 70 californiennes, se démarque totalement.


Certes, la photographie ensoleillé, les décors vintage et classiques musicaux de l’époque laisseraient croire à une nostalgie des seventies omniprésente. D’autant plus que, véritable rêve de cinéphile, tourné en 35mm, le film convoque, comme Once Upon a Time… in Hollywood avant lui, toute une imagerie cinématographique des années 70, décennie du Nouvel Hollywood et des auteurs hollywoodiens.
Pourtant, Licorice Pizza se diffère avec grâce d’une nostalgie morbide : là où le film de Quentin Tarantino se centrait sur des has-been, acteurs trentenaires rejetés par le Nouvel Hollywood, stars de télévision méprisant les jeunes, ces « putains de hippies », celui d’Anderson fait exactement l’inverse, prenant justement en personnages principaux, si ce n’est ces hippies, du moins ces jeunes des années 70. La fraîcheur de la jeunesse plutôt que le poussiéreux.


Une jeunesse qui trouve toute sa beauté dans ses imperfections. Les scènes s’enchaînent avec incertitude, comme si l’histoire, le scénario, s’écrivaient devant le spectateur, dans un passé au présent, dans une inconstance qui pousse à la dissonance, mais une dissonance dans laquelle naît en elle-même un certain rythme. Des matelas à l’eau aux flippers, de la dégringolade d’un camion à la fuite de la police, de la banlieue californienne à la scène new-yorkaise, se dessine un goût du bringuebalant, du grandiloquent, où la fin du monde côtoie la découverte adolescente, du kitsch authentique, mieux, attachant, dans toute son inutilité (on pourrait dire sa stupidité) et sa candeur. Chancelant, tout le film ramène finalement à une évidence : son titre, Licorice Pizza. La pizza à la réglisse, nom absurde, ridicule, séduisant dans sa belle absurdité, son parfum d’enfance immature, évoque surtout les vinyles, pointant ainsi une part importante du film, la musique.
S’il est facile de faire une soundtrack des années 70, la musique ici est loin de ne faire que citer des banalités pour combler le vide, elle illustre, ou plutôt accompagne, dans des choix opportuns, voire même guide le métrage et les personnages, qui se construisent à ses côtés. Une musique qui correspond donc finalement exactement au rapport qu’entretient Anderson avec l’époque de son film : au lieu de rester dans un état d’admiration figée d’une carte postale, il la sublime en retrouvant son parfum de vivacité, dans tout ce que l’époque (et le lieu) convie de cinématographique, une idée du mouvement tout simplement.


C’est peut-être pour cela, cette jeunesse constante, que le film conserve des allures de premier long-métrage : la jouvence se retrouve même dans l’inachèvement, l’incomplétude, la difformité voire la petitesse. Loin des projecteurs d’Hollywood, c’est bien à San Fernando, petite ville en périphérie de Los Angeles, que se déroule le film. La toile de fond, la carte postale, disparaissent alors pour laisser ressortir les personnages : Gary et Alana, interprétés par Alana Haim, qu’Anderson connaît bien puisqu’il réalisa des clips pour son groupe de musique, et Cooper Hoffman, fils du défunt acteur fétiche de PTA, Philip Seymour Hoffman. Qu’Anderson mette au premier plan ces jeunes comédiens, à la beauté atypique, a ceci de touchant qu’il laisse ainsi baigner son film dans un ensoleillement revigorant à mille lieux du cynisme de There Will Be Blood ou de la froideur de Phantom Thread, tous deux portés par un Daniel Day-Lewis antipathique. Le charisme de la relation entre Haim et Hoffman, bien éloigné de la simple pédophilie obscène que certains pourraient pointer du doigt, tient lieu dès l’introduction dans ce qu’elle a de plus burlesque : dans un plan-séquence, Gary, collégien, tente de séduire Alana, assistante majeure du photographe, feintant l’esprit, le glamour hollywoodien. Sa force de personnage réside alors sur un fil, celui de l’inconstance, voltigeant au-dessus de l’abysse de la médiocrité.
Tout le long du film celui-ci est confronté à des figures paternelles inversées, ce qu’il pourrait être, que ce soit Bradley Cooper en obsédé sexuel machiste ou Sean Penn en acteur grandiloquent et pathétique, mais ce qu’il choisit de ne pas être : alors qu’il se donne cette image absurde d’entrepreneur durant tout le film (d’abord dans les matelas à eau puis dans les flippers), de maturité qui flirte avec le capitalisme le plus primaire, il devra se confronter finalement à l’idéalisme gauchisant d’Alana, opposé aussi bien politiquement que mentalement, elle qui, plus âgée, paraît pourtant bien plus jeune, ou du moins attirée par l’insouciance de la jeunesse : « I think it’s weird that I hang out with Gary and his 15 year-old friends all the time » De la perte de repères, des figures paternelles absurdes (aussi bien celles de Gary que le père d’Alana et le sénateur qu’elle idéalise, interprété par Benny Safdie) apparaît alors un exutoire, un antidote : l’amour, qui échappe aux inepties d’un rêve américain ayant perdu tout son sens, qui le dépasse même et écrase l’écran, dans toute la sincérité de la dernière scène.


C’est ainsi que de Licorice Pizza, film qui pourrait n’être qu’une compilation des stéréotypes les plus évidents des années 70 et de la Californie, Paul Thomas Anderson fait un film profondément moderne. Alors que se déroulent dans le fond des problématiques résolument contemporaines (la crise pétrolière qui s’apparente à une sorte de fin du monde pour Gary), s’impose une jeunesse, douce, enivré, éperdument fougueuse.

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