Avec 4 films au compteur, plus passionnants les uns que les autres et un Oscar du meilleur film couronnant le sacre de 12 years a slave en 2014, Steve McQueen s’est donc rapidement fait une place de choix dans les sillons du visage hollywoodien. Alors que son dernier film, Les Veuves, signe un virage plus mainstream et moins obsessionnel dans les coutures de son cinéma, en se lançant dans une légère virée dans le cinéma de genre qu’est le polar, le cinéaste britannique ne s’est pourtant pas mué soudainement en simple faiseur. Au contraire, il en a profité pour continuer à dessiner les traits caractéristiques de son œuvre, à savoir cette fascination qu’il a pour le corps et sa manière d’appréhender l’individu et son pouvoir politique.


Il y a chez l’auteur, cette dichotomie assez fascinante qui circule dans les veines de ses créations: l’utilisation du corps et sa politisation, et la politique incarnée par l’humain et sa volonté de s’absoudre des contraires et de gagner le Graal que l’on recherche tous: la liberté. La thématique de la liberté de l’individu est l’épicentre même du rouage des films de l’auteur: que ça soit par le biais du corps stricto sensu, par le genre de la personne ou la couleur de peau de la personne. Tous ses films sont portés par cette unique obsession de trouver la faille dans le système pour enfin toucher du doigt l’horizon même de la compréhension de soi, et de l’appropriation de son libre arbitre même lorsque ce dernier, devient une arme auto-destructrice. Dans cette ordre idée, les deux premiers films de Steve McQueen sont symptomatiques et révélateurs de ce qui motive le cinéaste: l’esthétique du corps avec à la fois sa puissance et son impuissance à être vivant.


Et pour matérialiser ce dolorisme visuel, qui ne détourne pas les yeux devant les horreurs que le corps peut s’infliger à lui-même, quoi que de mieux que de s’entourer de l’un des acteurs les plus charismatiques de son époque: Michael Fassbender. Un étalon, difficile à cerner, tant il fait souffler le chaud et le froid, avec son corps sculpté dans le marbre et son regard suintant la violence et le doute. Hunger, son premier film, suit le parcours de Bobby Sands, un prisonnier politique, qui veut un nouveau statut pour les prisonniers de l’IRA. Son arme est son corps, son corps est son arme: par le biais de la grève de la faim, en se faisant lui même du mal, en détériorant son organisme, il va lui même s’élever et être le visage d’un mouvement, d’une quête pour la liberté. Prisonnier, il sait qu’il ne pourra pas sortir. Ses mouvements, ses faits et gestes seront limités par les barreaux de sa cellule. La liberté, celle qu’il recherche il ne pourra la prendre que par le biais de ses convictions. Bobby Sands, leader de l’IRA, présenté tel un martyr christique, est prêt à se sacrifier pour donner vie à son idéal.


C’est l’idée même du cinéaste: se servir du corps, voir sa putréfaction, utiliser la symbolique de sa maigreur mortifère pour mieux redéfinir les contours d’un esprit en paix avec lui même, et qui n’a jamais été aussi proche du but ultime: celui d’être libre de ses mouvements. Mais que l’on ne se détrompe pas, à aucun moment, le réalisateur ne glorifie le fait d’attenter à sa vie ni le fait que « la fin justifie les moyens ». Avec sa caméra froide, son esthétisme quadrillé, Hunger est une œuvre qui se détache des revendications politiques de chacun pour épouser le sujet de son film: la capacité qu’à l’Homme à être maître de son corps et d’en faire le premier réceptacle à sa propre liberté. Alors que Bobby Sands est enfermé physiquement par contrainte, il fait le choix d’utiliser son corps pour s’en échapper psychologiquement.


C’est là, que vient Shame, le deuxième film du cinéaste et son chef d’œuvre, qui suit la logique inverse: celle de voir un homme vivant une vie aisée mais qui mentalement n’est pas libre de ses obsessions. Magnifique car elle est la suite logique à Hunger, où le corps devient auto-destructeur. Addict sexuel, il subit les conséquences de ses envies, enfermé par des pulsions qu’il ne maîtrise pas. Il n’est plus un humain qui ressent et qui fait s’appesantir son désir, il fait juste resurgir ses besoins. Dans un New York de self made men, tout droit sorti d’American Psycho, le plaisir de jouir n’est plus. Jouir est un besoin, n’est pas une raison de vivre, mais un moyen de survivre. Et de nouveau la recette fait mouche: l’esthétisme froid et déshumanisé d’une société de consommation qui consomme les humains comme on consommerait des aliments, et le corps incarné de Michael Fassbender dont la nudité s’avère aussi flamboyante que pathétique, car cette nudité, n’est jamais érotisée mais automatisée.


Tout comme Salo et les 120 jours de Sodome, Shame est une œuvre qui parle de l’absence même de désir. Le corps de Fassbender, qui devient une marionnette à bander, est une sorte d’automate, un miroir de la société, un reflet d’une époque jonchée de solitude dans laquelle il s’enfonce. Dans ses deux œuvres suivantes, Steve Mcqueen étudie donc avec brio la notion de liberté et d’enfermement corporel. Dans Shame, la destruction psychique et dépendante de Brandon automatisait l’utilisation de son corps par une addiction dévorante. Avec Bobby Sands, le revers est différent, où l’esprit libre se détache de son enveloppe et lui permet de détruite son corps pour une cause qui le dépasse. L’Homme se définit aussi par les contraintes qu’il rencontre, et qui alimentent sa condition. Il peut avoir des limites, il peut s’en infliger de nouvelles, pour aller au plus profond de lui-même, et enfin découvrir le point de rupture entre enfermement et liberté.


Pour l’un, c’était l’idéalisation de ses revendications et la vie de ses compères, et l’autre l’amour porté à sa sœur. C’est impressionnant de voir deux premières œuvres se répondre avec autant de justesse, emballées dans une esthétique d’une telle précision. Alors que l’esprit est parfois l’esclave du corps et le corps une entrave à l’esprit, il était presque écrit d’avance, que le sujet de l’esclavage allait prendre une part importante dans la cinématographie de Steve McQueen, qui donnera naissance à son plus grand succès, 12 Years a Slave. Dans un style toujours aussi doloriste, où les moments de bravoures se feront brutaux (comme cette séquence du fouet), le film raconte l’histoire de Salomon Northup, un homme noir vendu comme esclave. Après deux premiers films aux connotations politiques non pas par l’existence de revendications mais à travers la description d’un environnement ou d’une société, Steve Mcqueen donne un tournant plus militant à son cinéma.


Bien évidemment, il utilisera ses ressorts fétiches autour du corps et son utilisation totalitaire, le libre-arbitre de l’esprit qui n’existe pas ou plus lorsqu’on vit en étant noir dans les États d’avant Guerre de Sécession. Comme dans ses deux précédentes œuvres, on retrouve cette densité dans le propos, cette volonté de dévoiler ce combat universel par le biais de l’intime. Dans Hunger, Sands était un prisonnier politique, dans Shame Brandon était prisonnier de son besoin maladif et vital de jouissance, là Solomon est prisonnier de la malveillance et de la haine de l’homme. Mais le questionnement sur la liberté, et le droit à la parole devient le moteur premier de ses deux prochaines réalisations: la condition de l’humain et la critique d’un système global qui hiérarchise les individus en fonction de leur provenance ou de leur personne.


Après deux premiers films, où il a tenté de disséquer la manière qu’avait le corps à pouvoir s’exprimer sous le contrainte, 12 Years a Slave et Les Veuves forment aussi un diptyque qui tente d’éclabousser les obstacles moraux érigés par notre société pour s’interroger sur la condition des personnes de couleur noire et les femmes dans les États-Unis d’hier et d’aujourd’hui. Peut-être moins pertinents sur la forme, peut être trop lisibles dans leur ampleur sociétale, ces deux œuvres s’avèrent moins fortes. Trop attendues dans leur schéma, et dans une narration que le spectateur voit très vite venir. Mais, le cinéaste ne tombe pas dans la facilité et accouche de deux beaux films. D’une parce que visuellement, Steve Mcqueen est un esthète et une personne qui manie avec aisance la temporalité d’une scène et la tension qui s’en dégage, et de deux, parce que malgré des revendications louables mais évidentes, qui font échos à notre époque, il rejette d’un revers de mains toute forme de manichéisme.


A l’image du personnage de Michael Fassbender (encore lui) dans 12 Years a Slave. Apparaissant sous le jour d’un négrier violent et manipulateur, on y voit un esclavagiste imbibé d’alcool et complètement désarçonné par ses valeurs bibliques et religieuses qui sont mises à l’épreuve par son amour naissant et pulsionnel pour une jeune « reine des cotons ». Un homme prisonnier de ses convictions racistes, qui sans nul doute, ne pense pas un mot des paroles qu’il prêche mais s’en sert lâchement comme la preuve hiérarchique de sa condition de négrier et de son confort. Politique et engagé, Les Veuves, son dernier film, continue dans la droite lignée: une œuvre qui essaye de décrire les obstacles sociaux faits aux femmes.


Dans ce film de braquage un poil conventionnel mais jamais opportuniste, on notera toute de même le magnifique rôle incarné par Elizabeth Debicki qui résume parfaitement tout le travail du cinéaste: le pouvoir du corps, ses limites, et sa réappropriation par la force et une sorte de justice personnelle qui régit notre capacité à survivre. Hunger et Shame, se servaient des corps pour donner une portée politique à leur récit. Dans ses deux dernières œuvres, c’est le message politique et l’envie militante du récit qui donnent vie au corps et à la liberté de l’individu. C’est intéressant de noter que Steve Mcqueen est passé de manière très cohérente d’un regard très distancier, d’une mise en scène froide à une écriture beaucoup plus chaude qui met en lumière ses réelles revendications et une envie farouche de s’inscrire dans les fondations politiques de son époque : en tant que personne mais aussi en tant que cinéaste.


Article original sur LeMagduciné

Velvetman
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le 5 déc. 2018

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