Les Veuves de Steve McQueen commence dans un sursaut. Le premier plan est pourtant calme, paisible, blanc, aimant mais il se voit contrasté en quelques secondes par de bruyants coups de feu, par une caméra épaule, des hommes qui crient, des pneus qui dérapent. Immédiatement, la dernière œuvre du réalisateur adopte les mêmes schèmes rythmiques que ses films précédents où s’enchaînent des situations conflictuelles et des vues plus reposées (rappelons Hunger et le long silence d’un homme nettoyant un couloir entre des scènes de violences et résistances). Les Veuves agrandit encore les contrastes déjà savamment utilisés par l’auteur, avec ses successions de scènes-caresses aux scènes-gifles pour un film qui, malgré son aspect très dialogué, ne laisse jamais son spectateur tranquille. Les Veuves est ainsi un film du contraste, un film des extrêmes où tout est dichotomie dans une société de forces antagonistes, où la violence s’oppose au calme, où se met en place une course politique, où l’oppression des blancs sur les noirs est écrite en parallèle de l’oppression des hommes sur les femmes. L’apport des deux scénaristes, Steve McQueen et Gillian Flynn (romancière déjà scénariste de l’adaptation de son roman Gone Girl) se remarque facilement dans la double domination montrée, permettant un film qui traite tout avec une remarquable justesse.


[Pour fournir une analyse plus complète, je spoil le film à partir d’ici. Comme le scénario est assez important, je vous conseille de continuer si vous avez vu le film ou si vous vous fichez totalement de vous faire spoiler.]


Avant toute chose, Les Veuves apparaît comme une œuvre qui se veut brutale avec son spectateur. La violence y est rude mais doucement égrainée, rendant chaque scène sauvage plus impactantes. Il suffit de revenir sur cette séquence d’ouverture alternant des scènes qui semblent douces à des scènes évidemment agressives. Pourtant dès ce premier montage alterné, l’un des premiers propos sur la violence apparaît. Dans son film, Steve McQueen met en scène plusieurs formes de violence, de la plus littérale à la plus dissimulée et cette scène d’ouverture ne fait que se succéder les cruautés. Le premier plan avec Viola Davis et Liam Neeson se finit par lui qui, affectueusement certes, lui mord le visage ; puis nous voyons avec le couple de Michelle Rodriguez une dispute vis-à-vis de l’argent qu’elle prête à son mari se terminant néanmoins par quelques gestes délicats ; Elisabeth Debicki apparaît d’emblée en femme battue par son mari qui pourtant lui dit qu’il l’aime et l’embrasse ; et enfin Carrie Coon dit calmement au revoir au sien. Ces petites scénettes de couples ne font que dévoiler des violences qui se comprennent une fois le scénario déployé : Liam Neeson va réellement dévorer sa femme, la trahissant, l’abusant ; le mari de Michelle Rodriguez dilapide en réalité tout l’argent qu’elle lui donne et a vendu son magasin ; pour Elisabeth Debicki la violence est plus évidente mais ce n’est que pour mieux montrer comme elle est cachée, pour le personnage, déjà, qui ne réalise pas sa situation et par le fait que son mari lui demande de se maquiller, de dissimuler ; et enfin, chez Carrie Coon, tout se trouve dans son regard qui ne prend sens qu’à un nouveau visionnage avec ses prunelles tremblantes et perdues préparant la trahison et le meurtre orchestré.


Ce discours sur les différents types de violences au sein des situations des personnages s’étend sur un discours général sur les relations entre blancs et noirs et entre femmes et hommes. Pour la différence de genre, le film montre les constructions sociales qui régissent la brutalité des femmes et des hommes. Les armes à feu, les coups de poings sont pour ces messieurs tandis que les femmes sont considérées comme de petites choses fragiles. Comme le dit Viola Davis, « no one think we have the balls to pull this off » : l’archétype de la féminité exclut l’agressivité et c’est ainsi que les femmes du film vont petit à petit se révéler et se montrer capables de s’approprier la violence que les hommes abattent contre elles, pour se venger d’eux. Plus que des femmes qui veulent de l’argent, ils s’agit de veuves qui cherchent à se venger de leurs maris, à la fois parce qu’ils ont tous été odieux avec elles et parce qu’elles leur en veulent de vivre ce deuil, d’être aussi tristes et désemparées. Leur braquage est une revanche sur leur condition oppressée.


Un sous-texte différent se profile à propos du rapport de force entre blancs et noirs. Avec le personnage de Jatemme Manning (interprété par un Daniel Kaluuya qui montre encore que sa présence sur un écran est magnétique), Steve McQueen met en place une minorité noire très violente, qui n’hésite pas à tuer, à détruire. A côté, le clan inverse, celui des Mulligan avec Colin Farrell paraît bien plus pacifique. Ce que cherche à montrer Steve McQueen ici c’est la discrétion de la violence blanche qui entraîne pourtant des séquelles bien plus profondes. En voulant se présenter en maire blanc dans un quartier afro-américain sans y vivre, en organisant le vol de l’argent du clan adverse en collaboration avec Liam Neeson, en profitant des pots-de-vin, et en profanant des paroles racistes, les blancs sont sans cesse en train de violenter les afro-américains. Ils tiennent à imposer leur hégémonie même lorsqu’ils ne sont pas concernés, ils tentent de manipuler, ils tirent des balles de dollars dans le dos de l’ennemi et provoquent des meurtres économiques. L’assassina du fils de Davis et Neeson est, à cet égard, très révélateur : cette fois-ci nous voyons littéralement la violence policière blanche (lors de cette scène sont collées au mur une vingtaine d’affiches de Barack Obama avec inscrit « hope » montrant tout l’espoir d’une minorité qui n’a jamais réussi à combattre la violence systémique). Mais nous devinons aussi que les policiers seront sûrement peu punis, que leur meurtre paraîtra moins grave. Steve McQueen illustre ainsi le contraste d’une violence systémique contre une violence littérale. La victoire de Mulligan, le blanc, par sympathie pour le meurtre de son père comme le sous-entend une journaliste, sur Manning, le noir, alors que son frère est décédé dans la même nuit, déploie le propos du réalisateur : la violence raciste dans toutes les structures de la société se dissimule, est niée par certains, mais ses répercussions accroissent toujours la domination blanche.


Liam Neeson représente dès lors le point de jonction entre le propos sur le clivage homme/femme et noir/blanc. De fait, il est le déclencheur de l’intrigue et oppresse à la fois les femmes et les noirs et surtout sa femme noire. Par son personnage, Steve McQueen fait le portrait unique et intéressant d’un homme blanc qui n’a pas pu supporter l’oppression subie par les noirs. En ayant un enfant avec Viola Davis, il s’est exposé à la peur de perdre son fils métisse et, lorsque le système a encore frappé, il n’a pas pu le supporter. C’est ainsi que son personnage va se réfugier dans la sécurité blanche avec une femme blanche, un enfant blanc, n’ayant pas la force d’encaisser ce que les minorités vivent tous les jours. Avec lui, Viola Davis s’avère tout aussi passionnante. Il s’agit d’une femme qui a totalement adopté une culture blanche pour rester avec son mari ce que souligne son appartement blanc, ses tailleurs blancs, son chien blanc. Lorsqu’elle explique aux autres que rien ne lui appartient, pas même sa maison, on voit s’esquisser une femme qui a renié tout ce qu’elle est pour son mari blanc et qui, dans le film, cherche à regagner son identité.


Car c’est bien cela que Les Veuves cherche à dépeindre : des femmes qui n’ont plus d’identité. Le titre, Les Veuves est passionnant à cet égard car par ce statut elles sont définies par leurs maris (comme Madame Bovary au temps de Flaubert, dépossédée de son « Emma »). Pourtant, elles vont, en réalité, réussir à se reconstruire une véritable identité et reconquérir tout ce qu’on leur a volé. L’acceptation, cette cinquième étape du deuil, n’est pas d’accepter qu’ils sont partis, mais accepter qu’ils leur ont tout pris. Le scénario arrive dès lors à sculpter des portraits différents et pertinents qui montrent qu’il n’y a pas un modèle de « femme forte » mais que toutes les figures féminines peuvent se battre : d’un côté il y a Belle sportive, caractérielle voire dans le stéréotype du garçon manqué ; mais aussi Alice une femme qui garde une grande délicatesse, une grande féminité mais n’en ai pas moins « forte » ; Linda qui prouve que l’on peut être mère, penser à ses enfants et se battre ; et Veronica élégante et glaciale et derrière son luxe, brillante et indestructible.


Le cinéma de Steve McQueen a toujours eu à cœur de montrer en quoi les environnements influent sur les corps des personnages avec une attention tant sur les milieux que sur la souffrance du corps. Le corps, c’est à la fois les blessures, la couleur et le genre, et dans Les Veuves, Steve McQueen délaisse un peu les grandes agonies corporelles (au cœur de Shame et Hunger) pour pointer des problématiques réellement systémiques (sans abandonner une véritable brutalité qui fait frémir). Pas besoin de grève de la faim, ni de sexualité débordante pour souffrir lorsque l’on est une femme, lorsque l’on est noire, lorsque l’on est portoricaine. Chicago, plus que jamais, devient un milieu presque carcéral avec des oppressions qui se montrent dans le paysage-même : le plan-séquence virtuose qui suit la voiture de Colin Farrell fait apparaître les différences impressionnantes entre le quartier afro-américain et le quartier blanc et riche avec une véritable métamorphose de la ville au tournant d’une rue.


Mais, malgré ce milieu cloisonnant et violent, le film de Steve McQueen choisit de s’ouvrir sur l’espoir. La fin ouverte ne me semble pas ici une facilité mais au contraire une volonté de s’arrêter sur la joie. On sait que les douleurs de ces femmes ne prendront jamais fin, on sait qu’elles pourraient se faire prendre (même si les 5 millions qu’elles ont volé sont la somme des pots-de-vin des Mulligan donc il me paraît assez logique qu’elles s’en sortent puisqu’ils ne peuvent pas vraiment porter plainte), mais il prend le parti de s’arrêter avant une possible nouvelle catastrophe. C’est ainsi qu’apparaît ce magnifique et bouleversant dernier plan qui s’attarde sur une Viola Davis qui sourit. Durant tout le film, elle est froide, sombre, et enfin son visage s’ouvre et s’illumine alors qu’elle demande à son amie si elle va bien. Enfin, elles peuvent se poser la question car enfin il est probable que la réponse soit oui. Enfin, elles peuvent, respirer, enfin, elles sont elles-même.


Tout n’est pas résolu pour toujours, la violence systémique continuera, les minorités seront encore oppressées, mais alors qu’elle s’est battue contre ça et pour elle, une femme noire arrive à vivre et sourire et c’est bien plus beau de terminer ainsi.

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