Le dilemme est une vieille question théâtrale, sujet de mille tragédies. Pour son tout premier film, le metteur en scène de théâtre Laurent Laffargue présente ce dilemme de manière simplifiée dès le début. Dans une voiture deux hommes avancent quand deux routes s’offrent à eux : laquelle choisir ? Après une brève discussion, ils choisissent la voie rationnelle : une boîte aux lettres au bout du chemin indique la présence humaine. Pourtant, en s’aventurant sur ce sentier escarpé, ce n’est pas la rationalité que vont rencontrer nos deux hommes, mais plutôt la rage pure, armée d’une hache. Dans ce rôle, Sergi Lopez (Jeannot) est entier, presque un peu trop par moment. Sa quête ? Chantal (Céline Sallette) qu’il a perdue trois ans plus tôt en allant en prison. Elle ne l’a pas attendu et s’est installée avec le boucher du village (Jacky incarné par Eric Cantona). Le film de Laurent Laffargue se présente donc d’abord comme une tragédie classique. Les hommes y sont présentés comme des « rois du monde », mais qu’on dirait déchus, défaits, perdus. L’ivresse leur donne l’illusion de ce plein pouvoir. Pourtant, à Casteljaloux, on s’affronte aussi au corps à corps, toujours un flingue à portée de main, un peu à la manière des westerns, la classe en moins. Les mots aussi sont des affrontements, ce sont ceux qu’on s’interdit de prononcer, qui déclenchent la fureur ou ceux, sur la scène d’un théâtre, qu’on s’échange ou qu’on vomit au cœur de grands monologues.


Tragédie moderne ?


Laurent Laffargue signe un film étrange, frôlant souvent le ridicule tant les sentiments y sont exacerbés, les hommes remplis de violence et de pastis. C’est une oeuvre hybride presque monstrueuse, tant son éloge du théâtre, de sa force tragique (c’est sur scène que beaucoup de choses se passent) et de son jusqu’au-boutisme (dans le direct de la pièce, on ne revient pas en arrière), un lieu où même le sang est étalé à outrance (comme tous les sentiments), paraît éloignée des enjeux du cinéma. C’est presque une fresque, de nombreux personnages la balaient (on notera les belles interprétations de Romane Bohringer et du toujours aussi génial Guillaume Gouix). Casteljaloux est donc la source de la folie, l’origine monstrueuse de toute cette histoire. Le village a d’ailleurs déjà inspiré par deux fois Laurent Laffargue au théâtre avec Casteljaloux 1 et 2. Finalement, le film est une déclaration d’amour au théâtre (et à Louis Jouvet), comme aux acteurs et à leurs excès. Mais aussi à ce que cet « art vivant » peut apporter de vitalisant au cinéma. Le projet ? « Je rends hommage à ceux qu’on appelle des petites gens. J’ai envie d’en faire des héros », comme l’expliquait il y a quelques années Laurent Laffargue quand il montait la première pièce de cette trilogie.


Une forme hybride et monstrueuse


L’autre visage du film, c’est aussi Chantal, cette femme devenue objet. Elle est pétrie par les mains des deux hommes auxquels elle offre des « je t’aime » sans rien recevoir en retour. Ce n’est pas tant une femme fatale, qu’un objet de convoitise. Pour Jeannot, c’est LA femme qu’il faut posséder avant tout, écarter du monde, c’est sa vierge éternelle alors que Jacky, qui propose une vie fermée, s’indigne que Jeannot ait pu « la baiser avant [lui] ». Chacun veut la garder, la posséder, lui proposer une vie qu’elle n’a pas forcément choisi : « c’est bien pour toi », dit-elle, « pourquoi pour moi ? C’est bien pour nous ». Sur la scène, elle se révèle comme elle est vraiment en creux dans la vie : pleine de désir, mais encerclée par celui des mâles qui l’entourent. Si Laurent Laffargue se contentait de ce schéma, il serait trop simpliste. Pourtant, quelque chose va se créer au-delà d’un simple jeu de « qui a la plus grosse ». Car l’enjeu, c’est aussi partir, fuir la sclérose du village, poser les bonnes questions, avec celle-ci en exergue : « qu’est-ce que tu attends encore de moi ? » que crie Chantal à Jeannot, comme pour dire qu’elle a déjà beaucoup offert, que c’est terminé. Les Rois du monde ne fait donc que filmer des corps en tension qui tombent et se fuient. Mais derrière ce trio dévastateur, apparaissent de jeunes comédiens, qui construisent eux aussi un trio dangereux qui ne réussira à s’émanciper qu’hors les murs. Laurent Laffargue développe ainsi un art d’aimer, où les mots sont enfin prononcés et libèrent, où le baiser advient comme un instant magique, suspendu. Et tout ça, grâce au théâtre. Une note d’espoir bien dérisoire vue la tragédie qui se joue dehors. Laurent Laffargue déconstruit son titre, puisqu’il met les rois à terre. Les reines aussi.


Le film est donc une déclaration d’amour au théâtre, à sa force archétypale et à sa vision totale du sentiment (que le cinéma accepte mais fuit plus volontiers). La preuve ? Comme Céline Sallette autrefois tomba amoureuse du théâtre en le rejoignant par hasard pour suivre un garçon, une toute jeune fille du film tombe amoureuse au théâtre, sur scène, sous les yeux rieurs de Laurent Laffargue lui-même. Ce sont aussi ces yeux-là qu’il pose sur le film, la dramaturgie étant exacerbée, mais finalement plus complexe qu’il n’y paraît tant le véritable héros, c’est le lieu (entendre le monstre, celui où l’on se croit roi, centre du monde). La simplicité de la forme prend pourtant corps avec une certaine vérité criante : le cinéma a toute sa place ici, tant le corps mis à distance prend toute sa force (on pense au regard troublant de Céline Sallette, à sa danse, à sa fraîcheur détruite). Le montage est souvent très sec et la mise en scène à l’image du film : nerveuse et maîtrisée. Quant à nous, spectateurs, nous sommes les voyeurs de ce monde-là, fascinant et écœurant à la fois.


http://www.cineseries-mag.fr/les-rois-du-monde-un-film-de-laurent-laffargue-critique/

eloch

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