Terme aujourd'hui bien trop souvent galvaudé, dépossédé de son sens profond à force d'être utilisé à toutes les sauces, la folie est sans doute ce qui caractérise le mieux Greed... Profondément excessif, insensé, tourmenté, malsain et immoral ; le chef-d'œuvre de von Stroheim est un film malade avant d'être un film maudit. Cette folie, c'est celle d'un homme bien sûr, cinéaste mégalo et artiste orgueilleux, conscient de son talent et persuadé de sa toute-puissance. C'est celle également de tous les Hommes, ces êtres pitoyables dont la flamme de la raison chancelle dès que se lève le vent des passions. C'est celle d'un cinéma, bien évidemment, exerçant sur nous un tel pouvoir de fascination qu'une seule scène lui suffit pour nous entraîner vers des abîmes de noirceur et de perplexité.


Il y aurait beaucoup à dire sur la genèse de cette œuvre, sur ces studios qui ont laissé faire avant de sévir tout aussi aveuglément, sur un fantasque von Stroheim qui pousse le jusqu'au-boutisme à vouloir s'imprégner des caractéristiques de l'environnement avant d'abandonner son acteur principal en pleine fournaise. Il y aurait beaucoup à dire sur ce film-fleuve, dantesque, qui devait compter plus de 9 heures au compteur et dont la durée fut réduite à deux bonnes heures, après charcutage. Il y aurait également beaucoup à dire sur ces histoires qui entourent cette œuvre hors du commun et qui entretiennent parfaitement sa légende... Mais, au fond, qu'importe tout cela, le plus important est ce que l'on voit aujourd'hui à l'écran, ce film presque centenaire que l'on ne pourra jamais juger à sa juste valeur : la version de deux heures fait l'impasse sur une bonne partie de l'histoire et minimise affreusement l'évolution des personnages ; celle plus longue, constituée de nombreux photogrammes, possède d'immanquables longueurs ainsi qu'un rythme plus chaotique. Malgré tout, Greed fascine toujours autant, de par sa virtuosité, son audace mais aussi, et surtout, grâce à sa représentation sans complaisance de l'humanité.


La vie est la farce à mener par tous, disait le poète. Erich von Stroheim, lui, préfère en rire, mais d'un rire franc, cynique et amer. À l'heure où Hollywood met du mélo dans son cinoche, il transforme son film en conte désenchanté, remplaçant la morale et les bons sentiments par une vision de l'Homme cruelle et désabusée. Greed n'est pas un film qui émeu, bien au contraire, c'est un miroir déformant dans lequel se reflètent notre veulerie, nos bassesses et notre cupidité.


Qu'on le veuille ou non, nous ne sommes que des monstres, notre histoire est celle d'une déchéance. Le personnage central, McTeague, est un ogre décérébré, un colosse à la coiffure ridicule et à l'air béat. Chez lui, l'instinct prime sur la réflexion, comme l'atteste ce préambule dans lequel il part secourir un vulgaire piaf avant de molester le quidam. La caricature est là, certes, mais la démonstration est saisissante.


L'extrême minutie avec laquelle van Stroheim installe son propos à quelque chose de déconcertant. Les longueurs sont là, le rythme est parfois poussif, Greed n'est pas un film qui se donne facilement, dévoilant ses qualités seulement sur le long terme. Et là, on en vient à regretter ces nombreuses coupes qui nous privent de l'œuvre voulue initialement par le cinéaste. Maintenant, on peut toujours apprécier ce travail d'orfèvre, ce sens du détail, cette composition des plans crevant de réalisme et cet esthétisme surprenant. Mais Greed est foncièrement une œuvre intimiste, chaque scène ayant son importance dans l'évolution psychologique des personnages.


C'est avec finesse que la mise en scène révèle la triste nature de l'Homme, prisonnier de ses pulsions périlleuses. Ici, point de belle romance, l'amour est immanquablement souillé par la perversité. Avec McTeague, c'est la bestialité qui se fait jour ! Lorsqu'il tombe amoureux de Trinia, c'est le "bien" d'un autre qu'il tente de conquérir, c'est un fragile moineau qu'il veut sauver. Van Stroheim bouscule nos habitudes et distille le malaise... La scène du premier baiser, dans laquelle McTeague embrasse une Trinia endormie car anesthésiée, à tout du viol ! C'est d'ailleurs incroyable que la censure n'ait pas réagi. Lorsque notre géant enlace sa compagne, seule la violence apparaît à l'écran (les pieds de la belle qui se débattent dans le vide). Cette violence, on la retrouve constamment dans leurs relations : il la mord comme il l'aime et la conduit pour la nuit de noce comme un veau que l'on traîne de force à abattoir.


La bonté n'a pas lieu de citer et lorsqu'elle existe, ses jours sont rapidement comptés. L'or agit ici comme un détonateur, réveillant les appétits et révélant les personnalités : l'épouse timide se transforme en monstre au sang-froid, le gentil cousin du début se mue en être jaloux et haineux. Une nouvelle fois, l'imagerie mise en place est hautement suggestive : les visages s'endurcissent, les mains s'agrippent sur le moindre écu, la jouissance n'intervient qu'au contact du trésor ! L'avidité se répand comme une maladie vénérienne, elle contamine l'écran comme ce "jaune" qui se fait de plus en plus prégnant. Enchaîné à ses bases pulsions, l'Homme se transforme en être méchant et pitoyable. Mais sa déchéance est à l'image du monde dans lequel il vit ; von Stroheim doublant son regard sur l'humain d'une véritable critique sociale.


Les institutions sont grotesques, comme ce mariage qui se résume à un défilé de freaks, de tronches singulières aux traits difformes et aux dents pourries. Le summum de la vulgarité est atteint lors de la fameuse scène du banquet, digne d'un Zola ! D'ailleurs lorsque l'union entre les jeunes époux est célébrée, von Stroheim fait passer un corbillard en arrière-plan : tout est dit, cette société est celle de la déchéance. Rien d'étonnant, donc, que dans ce monde perfide on finisse par s’entre-tuer pour de la monnaie, jetant aux oubliettes ce qui fait la valeur de la vie : la beauté et les sentiments. Le final, avec la vision de cet homme croupissant dans le désert de sa vie, entre un trésor inutile et le cadavre de son amitié, résume parfaitement le film, puissant et désespérant.

Procol-Harum
8

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le 5 mai 2023

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