Le poids-lourd des films maudits, la légende qui veut que le pire désastre du cinéma Hollywoodien soit la destruction des bobines les plus virulentes à condamner l'avidité, la manigance et les méfaits de l'argent avec une véracité choquante même pour un producteur respecté... Je ne voulais pas faire le coupeur de versions en trois mais je m'y sens un peu acculé. Oublions déjà la version de 8h30 d'origine vue seulement une fois par une poignée d'amis de Von Stroheim en 1924...


J'ai vu la version reconstruite en 1999 de presque 4h, la plus proche de la version de 5h livrée par le réalisateur et brûlée à jamais. La partie filmée de cette version correspond logiquement à la version exploitée de 2h20 (et à mon 8 accessoirement). Elle ampute une bonne partie du développement initial des trois personnages principaux et en sacrifie beaucoup d'autres sur l'autel de ce même trio. On y perd surtout beaucoup de détails sur leur personnalité en devenir, eux qui avant d'être totalement des rapaces tentaient vaguement d'aimer et d'avoir une vie. Trina craintive n'a pas vraiment d'autre choix que de se tourner vers Mac au départ. Mac va où le vent le mène. Marcus est conscient de son amitié avec Mac et se montre même généreux en lui laissant Trina. L'argent est une nécessité avant d'être un vice.


Mais les trois personnages principaux sont tellement vils au fond, affirmés et expressifs, leur destin si radical et les scènes conservées si fortes à elles seules (puissance de la seule claque de Mac) que la substance n'en est que peu altérée. C'est toujours une histoire terriblement humaine vue du côté des méchants, des vrais exclus.


Les photos d'exploitation sont nombreuses, 650, et superbes. Le montage global est fluide, les cartons ajoutés, repris du livre de Franck Norris, synthétiques et l'intérêt indéniable. Avec ces immenses scènes de fêtes et autres défilés en extérieur, ce cimetière rempli de croix molles où le vieux Zerkow rêve du service en or de Maria, eux qui existent à peine dans la version exploitée, ses multiples scènes dramatiques et violentes voire sanglantes où les sentiments aigris côtoient encore une humanité palpable, j'ai eu très envie que tout cela se mette à bouger.


Ces 90 minutes supplémentaires ajoutent des nuances plus humaines à l'ensemble mais aussi plus impitoyables encore. Par exemple, deux vieux voisins s'aiment sans se le montrer depuis toujours et finissent par se retirer dans la nature serrés l'un contre l'autre. Cet épisode est contrebalancé par le couple Zerkow - Maria au destin beaucoup plus sanglant lui. Ces deux histoires s'étalent tout le long du métrage d'origine dans un monde plus large que celui du couple principal. Mais au final, ces deux couples ne sont que des reflets extrêmes de Mac et Trina. Même chose pour les parents de Mac. Les énormes coupes ne semblent donc pas forcément illogiques dans un raisonnement de producteur, certaines scènes étant clairement redondantes avec la suite filmée. Les photos sont très bien mais ne font hélas pas tout. Elles donnent juste encore plus envie de voir la vraie version de Von Stroheim.


Les scènes reconstruites de cette version de 4h permettent pourtant de mieux saisir la vision complète du réalisateur et mériteraient de revenir de l'au-delà parachever les parties filmées pour enfin contempler pleinement ce monument fantôme qui défait l'ambition et l'avarice avec une hargne brutale soufflante. Mais en attendant, on a toujours un film monstre de 2h20, amputé mais bien vivant.


Même charcuté, il est impossible de ne pas saisir la noirceur qui l'enveloppe en contemplant les deux amis rivaux marcher dans la Vallée de la mort (en conditions réelles en plus, pas peur) ou saisissant tout le mal qui ronge Trina de l'intérieur. Il n'y a pas besoin de 4 heures pour reconnaître la multitude d'infimes attitudes lâches et égoïstes qui nous caractérisent. Du massif. De l'inachevable.

drélium
8
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le 16 juil. 2013

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drélium

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