“Who do we shoot ?” demande, désemparé, le fermier qu’on vient exproprier.
Personne, et tout le monde à la fois. Le système est si tentaculaire qu’il en a perdu tout visage. La crise ravage le pays et met sur la route des familles entières, et chaque emploi semble être une occasion supplémentaire d’aliéner l’ouvrier et de l’enfermer dans sa misère croissante.
Des exploitants, on n’aperçoit que de fugaces silhouettes au volant de voiture cossues, et des donneurs d’ordre qui expliquent ne répondre qu’à ceux qu’on leur impose.
Face à cette noirceur, les retrouvailles de Tom Joad, et de Casy en ouverture du récit ont tout du symptôme. Le héros trouble sortant du pénitencier écoute l’ancien pasteur qui s’est détourné de Dieu. Si ceux qui nous gouvernent nous brisent, que dire du grand patron ? Casy, qui confessera avoir toujours préféré l’amour physique au spirituel, qui préfère prier pour les vivants que saluer sans fin les morts, sera le nouveau Christ de cette humanité aux plaies béantes. Par elle, avec elle et pour elle, il lui donnera sa vie avec le sourire.
Misérables du XXè siècle, la famille Joad laisse derrière elle une terre balafrée par les chenilles des bulldozers : la violence, chez Ford, ne se boursoufle jamais d’un pathos excessif ; elle se lit sur les visages et se construit dans sa propagation sur une communauté, réduite et à taille humaine.
Tout le parti pris du cinéaste est bien là : suivre le programme de Casy et se tourner vers les hommes. Plutôt que de parler du système et de ses actionnaires anonymes, du patron indifférent et des dimensions nationales de la crise, s’attacher à un groupe d’individus exemplaire. Ici se niche le génie de Ford : celui de faire éclore, dans la modestie et l’économie apparente de moyen, toute l’authenticité humaine.
Tout, dans son cinéma, est soumis à la nécessité, et d’une pertinence rare. Rivée à l’échelle individuelle et familiale, la splendide photographie aligne des portraits immortels du peuple américain. La mère, figure centrale, porte son équipée sans gages à bout de bras, tandis qu’on maintient de ses mains une dignité qui n’en sort que grandie, à l’image de cet épitaphe manuscrit déposé sur le corps du grand père.
Si Les Raisins de la Colère bouleverse, c’est dans le secrets de ses détails, toujours pertinents, constellant ce road movie de scénettes qui s’adjoignant, bâtissent un monument aux victimes de l’adversité. C’est la solidarité discrète de la serveuse d’un diner qui sous un visage dur brade les sucres d’orge aux enfants, c’est la façon dont on se réunit pour pousser un camion, ou la sagesse qui permet de désactiver une émeute par la non-violence et le sens collectif.
L’adversité demeure, et le sort s’acharne pourtant. Mêlant habilement le sens du récit en extrayant du roman de Steinbeck sa portée réaliste tout autant que ses ressorts narratifs, Ford instaure une tension continue, notamment dans l’incompréhension face au système, l’acharnement policier contre les contestataires et le mystère étouffé des grèves face aux nouveaux venus.
En clair-obscur, carcéraux et déshumanisés, les camps semblent souvent préfigurer ceux que l’Histoire est en train de construire en Europe.
Au démantèlement social et économique du pays succède donc celui du noyau sacré, celui de la famille. Les discours poignants des protagonistes achèvent ce que l’on pressentait déjà. « We’re the people », clame la mère, tandis que son fils sur le départ assume avec dignité la mission qu’est la sienne : devenir un archétype, un héros social qui se disséminera dans toutes les figures d’indignation du pays.
Ford est définitivement le grand cinéaste de l’Amérique. Par son sens graphique, sa profonde empathie et une sincérité confondante, il parvient comme nul autre à concilier avec un tel tact la modestie individuelle et la grandeur du mythe.

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Sergent_Pepper
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le 31 août 2014

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