Après La Promesse des ténèbres (roman de Maxime Chattam) et La Prophétie des ombres (film de... je sais plus), voici Les Promesses de l'ombre, qui n'a absolument rien à voir.


Anna (Naomi Watts), sage-femme dans un hôpital de Londres tombe en possession du journal d'une adolescente russe, Tatiana, laquelle décède en mettant son enfant au monde. Dans l'espoir de remettre le journal de la disparue à la famille de celle-ci, Anna demande à sa belle-famille de le traduire pour elle. Peu après, grâce à une faible indication, la jeune femme se rend au restaurant le Transsiberian et fait connaissance avec son affable directeur Semyon (Armin Mueller-Stahl) à qui elle en dit un peu trop. Semyon, très intéressé par son histoire, se propose de l'aider et insiste pour qu'elle lui apporte le journal de la défunte. Plus tard, les beaux-parents de Anna lui confient leur crainte après avoir traduit le-dit journal. Tatiana était en fait une prostituée issue d'un trafic avec les pays de l'Est, géré en Amérique par la mafia russe dont il semble que Semyon soit l'un des chefs incontestés. Ce dernier et son fils Kirill (Vincent Cassel) feront tout pour mettre la main sur ce journal qui représente un véritable danger pour leur organisation. Mais dans le sillage de cette famille mafieuse se trouve un homme de main au passé inconnu de tous, qui, pour des raisons mystérieuses, viendra en aide à Anna.


Les Promesses de l'ombre (Eastern Promises) est le second thriller criminel de David Cronenberg après son excellent A History of Violence (2005). Une histoire originale basée sur le script d'un dénommé Steven Knight, déjà scénariste de Dirty Pretty Things (2002) de Stephen Frears lequel mettait aux prises deux jeunes immigrés à un réseau mafieux de trafic d'organes sous couvert du milieu hôtelier londonien. Les points communs avec les deux scénarios sont multiples tant au niveau des protagonistes que dans la description délétère d'un milieu social gangrené par une mafia insidieuse dont les représentants revêtent le masque de la plus parfaite banalité (Sergi Lopez en maître d'hôtel dans Dirty Pretty Things, Armin Mueller-Stahl en restaurateur dans Les Promesses de l''ombre).


Après avoir pris un virage plus rationnel, (un virage qui lui aura pris toutefois dix années), la filmographie de Cronenberg se consacre moins à l'horreur visuelle qu'à l'approfondissement thématique de son sujet de prédilection : la métamorphose de l'individu et sa fusion avec son environnement.
Là où tout le long des années 70 et 80, Cronenberg se sera appuyé sur les genres fantastiques et horrifiques pour explorer cette obsession (La Mouche en est l'exemple le plus évident) usant de ses figures horrifiques comme autant de métaphores de la mutation et de la chrysalide, le cinéaste commence à quitter les sentiers de l'horreur organique (et donc visuelle) pour adopter une approche plus réaliste de son concept.
Ainsi à partir de Faux semblants et M. Butterfly, Cronenberg entame un revirement stylistique qui ne fut pas de tous les goûts tant au niveau des critiques que du public. Le cinéaste prit malgré tout sur lui de se couper d'une partie de ses premiers fans qui n'approuvèrent pas la tournure (trahison ?) que prit sa carrière. Pourtant malgré cela, Cronenberg n'aura jamais renié ses thèmes de prédilection, il les abordera simplement d'une toute autre manière, plus réaliste mais pas moins subversive, apte à déchaîner les passions ou le mépris le plus péremptoire.
Ainsi, A History of Violence s'imposait-t-il comme la première approche criminelle des concepts de métamorphose et de fusion chères au cinéaste (pour plus de détails voir ma critique).


Les Promesses de l'ombre se situe dans la parfaite continuité des précédents travaux de Cronenberg, tant il traite autant de l'ambivalence et du leurre des apparences (Semyon, parfait exemple du monstre bicéphale tour à tour affable et vindicatif) que de la métamorphose corporelle et morale de l'individu. Le personnage de Nikolai incarné par Viggo Mortensen s'impose ici comme le parfait représentant de cette mutation chère au réalisateur.


DEBUT DE SPOILER


Nikolai arbore une multitude de tatouages recouvrant son corps, chacun d'entre eux parlent pour lui et révèle son passé à ceux qui savent les interpréter. Ses témoignages gravés à même-la peau du protagoniste crédibilisent la loyauté du personnage au système mafieux et seront son principal vecteur en vue d'une ascension l'emmenant au sommet de sa hiérarchie. Mais Nikolai est moins un mafieux qu'un véritable flic russe infiltré dans le milieu depuis des années. Sa métamorphose corporelle en dit assez sur sa détermination à infiltrer l'organisation criminelle et à la démanteler de l'intérieur.


Pour autant, d'un point de vue moral, Nikolai n'en est pas moins ambigu. Son attitude est bien celle d'un tueur froid et implacable, usant de tous les moyens pour protéger ses employeurs et sa couverture. Ne faisant de toute évidence plus qu'un avec le personnage de mafieux qu'il s'est construit, Nikolai est une autre de ces créatures hybrides dont Cronenberg aime à souligner les paradoxes, une authentique métaphore de la métamorphose physique et morale de l'individu, conditionné par son environnement.


La réussite de cette métamorphose se constate à la fois dans son ascension hiérarchique au sein du milieu criminel et dans sa relation avec le personnage de Anna. Celle-ci le redoute d'abord comme une menace parmi tant d'autres, Nikolai s'imposant à priori comme le parfait archétype du porte-flingues sans scrupules. Lorsqu'il aide à deux reprises Anna, celle-ci finit par ne plus comprendre ses motivations et lui demande qui il est. Ce à quoi bien sûr, Nikolai ne peut répondre sans prendre le risque d'anéantir le personnage qu'il s'est forgé.


Nikolai s'impose alors comme un condensé des thématiques chères au cinéaste, abordées ici sous un angle réaliste, psychologique et moral. Certes, le personnage aurait mérité d'être plus approfondi mais cela aurait été au risque de décrédibiliser toute l'ambivalence du personnage.


De ce fait, il est indéniable que Les Promesses de l'ombre s'inscrit dans une volonté de la part de Cronenberg d'explorer plus avant sa thématique de prédilection. Ce film de mafieux, tout comme le précédent, s'inscrit ainsi de manière cohérente dans la filmographie du réalisateur.
FIN DU SPOILER


Face à Viggo Mortensen, parfait d'ambiguïté morale, Naomi Watts apporte toute sa grâce et sa fragilité à un personnage de jeune femme dénuée de repères. D'origine russe, Anna ne parle pourtant pas la langue et aura grandi dans une ville dont elle ignore finalement chaque zone d'ombres, ces endroits où il vaut mieux ne parler à personne tant les apparences y sont trompeuses. Sa rencontre avec Nikolai révèle autant de répulsion pour ce tueur que d'attirance. Leur dernière séquence commune achève de souligner toute l'impossibilité d'une éventuelle idylle.


Cronenberg fait à nouveau preuve dans Les Promesses de l'ombre d'une indéniable maîtrise formelle et nous offre dans ce thriller plusieurs scènes mémorables dont en point d'orgue, cette séquence d'anthologie, voyant Viggo Mortensen, nu comme un vert, affronter deux tueurs tchétchènes dans un hammam. Une séquence tout aussi âpre que risquée puisque se prêtant évidemment à la tentation du risible. La scène ne fait cependant jamais sourire tant sa violence crue éclate à chaque coups de couteaux portés.
Pour autant, et ce malgré une formidable photographie de Peter Suschitzky, Cronenberg ne se risque pas à la même audace stylistique que dans son A History of Violence et choisit de s'effacer derrière une mise en scène sobre et classique. Le cinéaste n'en prouve pas moins qu'il a un don inné pour créer une ambiance lourde et mortifère et perdre d'autant mieux ses protagonistes au milieu des ombres de la conscience. En témoignera cet ultime plan lequel isole définitivement un des protagonistes dans sa condition de créature hybride.
Car il n'est finalement question que de secrets dans Les Promesses de l'ombre, de ces secrets insoupçonnés et trop dangereux dont il vaut mieux ne jamais avoir connaissance.


Au-delà d'un simple film de gangsters, Les Promesses de l'ombre s'impose donc comme un parfait exemple de drame criminel, traitant en parallèle les trajectoires narratives de deux personnages antinomiques, les rapprochant inextricablement pour mieux les séparer. Le film présente également l'une des incarnations les plus pertinentes du concept de "Nouvelle chair" et prouve de manière définitive que la métamorphose stylistique du cinéaste et sa capacité à aborder plusieurs genres n'impacte en rien la signification de son discours.

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le 6 oct. 2014

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Buddy_Noone

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