Il suffit à David Cronenberg de deux scènes inaugurales pour injecter dans Les Promesses de l'ombre ce qui constituait l'essence de son chef-d'oeuvre A History of Violence, sorti deux années plus tôt. Ainsi, à peine installé, le spectateur assiste à un règlement de comptes sanglant chez un barbier et à une naissance tragique, marquée par la mort d'une mère adolescente. Les deux séquences, profondément séminales, auront vocation à décerner au film ses deux trames narratives : une vendetta familiale au sein de la pègre russe de Londres et le destin contrarié d'une jeune immigrée placée sous la coupe d'un clan mafieux, dont le calvaire sera révélé par bribes, via la traduction d'un journal intime.


Thriller mafieux bercé au bruit des simulacres – dont les fameuses promesses de l'ombre entendues comme étant celles de la vie occidentale –, l'oeuvre de David Cronenberg adopte un cachet sombre, épouse les codes classiques du film de gangsters, mais ne renie pas pour autant ce qui caractérise traditionnellement le cinéma du maître canadien. On y retrouve par exemple, à travers les gorges tranchées, les doigts coupés et les chairs tatouées, les obsessions organiques de David Cronenberg, ici contrebalancées par d'autres enjeux tout aussi sémillants mais bien plus terre-à-terre. Il en va notamment ainsi de la solitude émanant des principaux protagonistes – le fils psychopathe pitoyable et marginalisé (Vincent Cassel), la sage-femme célibataire en quête de réponses (Naomi Watts), le chauffeur énigmatique et distant (Viggo Mortensen), la jeune prostituée sans attache et aux espoirs déçus (Sarah-Jeanne Labrosse)... On peut par ailleurs déceler une volonté de rupture, ou du moins une sorte de contraste entretenu, dans le choix de plonger deux figures virginales en plein coeur d'un ramas de malfaiteurs russes. L'adolescente venue de l'Est et l'infirmière sans histoire se trouvent malgré elles rattrapées par les vicissitudes du crime organisé. La première sera violée et privée de toute forme d'autodétermination, tandis que la seconde se heurtera aux mensonges et aux tentatives d'intimidation.


Il aurait été tentant de réduire Les Promesses de l'ombre à ses prouesses formelles, tant elles semblent nombreuses et variées. Noir et haletant, le thriller de David Cronenberg paraît filmé à l'épure et met en scène un Viggo Mortensen sidérant de maîtrise, dans une posture à la fois glaciale et teintée d'ambivalence. La séquence dans le hammam mériterait d'ailleurs à elle seule son propre chapitre. Elle porte en son sein tout le cynisme et toute l'ignominie du monde de la pègre, et expose dans une chorégraphie millimétrée une violence aussi brute que désespérée, avec en prime la curiosité notable de filmer une lutte à mort mettant en vedette... un acteur complètement nu. Pourtant, et c'est en cela que l'oeuvre gagne en intensité et en complexité, David Cronenberg va beaucoup plus loin, dans l'énonciation de questions existentielles – l’identité, la justice, la fidélité, l'espoir – comme dans son approche multidimensionnelle de la famille, tour à tour filiale, recomposée, à reconstruire, criminelle, de coeur, de corps ou de façade. Incompris et/ou injustement mésestimé, Les Promesses de l'ombre semble en tout cas avoir tout du chef-d'oeuvre à (re)découvrir d'urgence.


Critique à lire dans Fragments de cinéma

Cultural_Mind
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le 10 août 2017

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