Tout a été dit et écrit, déjà, concernant le formidable appétit de vivre de ces ogres, l'énergie volcanique avec laquelle cette troupe de comédiens ambulants, moitié théâtre et moitié cirque, traverse l'existence, au risque de s'y brûler les ailes.


Forte implication de la réalisatrice, Léa Fehner, dans ce projet, qui joue avec le dévoilement, la monstration hystérique de soi, puisqu'elle revient vers ses sources et vers la troupe familiale où elle a grandi jusqu'à son affranchissement, osant porter ses propres parents, deux acteurs splendides, sur le devant de l'écran. Marquante, cette scène incroyable dans laquelle sa propre mère, Marion Bouvarel, constamment rebutée et dénigrée par son époux chef de troupe, impressionnant François Fehner, est mise aux enchères par un Marc Barbé harangueur des foules qui, dans un éloge à la fois dérisoire et paradoxal, parvient à vanter suffisamment ses charmes déclinants pour lui faire vivre une escapade amoureuse qui restaurera sa place dans le couple originaire.


On l'a compris, bien que fonçant en avant tête la première, Léa Fehner est loin d'emprunter des trajectoires rectilignes. Exemple, ces sortes de tournoiements magiques, comme calqués sur des rituels sioux, auxquels se livrent voitures et caravanes avant d'abandonner l'espace libre sur lequel elles avaient auparavant dressé leur chapiteau.


Sous tout ce bruit et toute cette furor se glisse une thématique beaucoup plus intime, discrète, et pourtant non moins présente, puisque travaillée doublement : comme dans nombre de films contemporains - reflet, sans doute, d'une crise de ce côté-là, moins clamée que celle qui avait donné naissance au MLF, mais tout aussi lancinante, voire dynamitante... - , la question de la paternité, son irruption, son exercice dans la durée. Ce questionnement fore en effet les axes d'approfondissement qui vont conférer au film toute sa force et lui permettre d'échapper à une superficialité qui risquerait de confondre agitation et intensité.


Sont en effet accompagnés de près deux hommes, tous deux plus ou moins visiblement écorchés vifs et au bord de la rupture, sur lesquels Léa Fehner pose un regard soudain très attentif et calme : le personnage déjà évoqué du chef de troupe, incarné par son propre père ; comment maintenir son autorité sur le groupe, impulser la dynamique nécessaire, entre transgressions légères et soudaine soumission à la loi ? Comment se positionner face à chacun, proche intime ou membre recruté ? Ce roi pas encore mourant va toutefois se trouver ébranlé par un sérieux séisme qui draguera à sa suite tout le lot voulu de questionnements, de doutes et de mises en cause. Et, à la génération suivante, le compagnon de Mona, lumineuse Adèle Haenel, apprend dès le début du film qu'il se prépare à devenir père de l'enfant qui se forme au creux du ventre de sa partenaire ; enfant qui va en pousser un autre et contraindre son futur père à avancer dans un deuil qui avait tout figé en lui, celui d'un premier fils, conçu avec une autre femme, et qui s'était vu emporté par la maladie scélérate à treize ans. C'est sur le temps de cette nouvelle gestation que va se caler le film, l'accompagnant de son annonce à son éclosion, sans craindre de jeter un regard dans tous les abîmes côtoyés.


Et l'on sait gré à Léa Fehner de ne pas nier le tragique de l'existence tout en ayant l'énergie de nous entraîner plus loin, toujours de l'avant, si bien que le jeu avec le feu nous permet de ne pas tomber au cœur du brasier mais de continuer à contempler ses flammes.

AnneSchneider
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le 16 avr. 2016

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Anne Schneider

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