J’ai vu le film à sa sortie, avant que soient exhumés et rejugés sur la place publique le crime et l’expiation de son réalisateur, Ladj Ly, que je ne connaissais pas. Gosse de la cité des Bosquets à Montfermeil, qui s’est dit « pris à l’époque sous le poids des traditions africaines » (Entendez « Charia »). On sait l’emprise sur les cités des Frères musulmans qui ont su paradoxalement rétablir un semblant d’ordre. D’après ce que j’ai pu en lire, le crime en question est loin d’être négligeable. Aussi Ladj Ly ayant convoqué Les Misérables du monumental Hugo, se prend, par un effet boomerang, Les Châtiments en pleine figure. En marge du cinéma, s’opposent aujourd’hui le camp du « J’accuse » de Polanski et celui de « La Haine » de Ly. Deux films qui cristallisent le ressentiment d’une France prise de prurit identificatoire, mal en point, irréconciliable, dont l’ancienne opposition gauche-droite figure un ventre mou, malade, inerte et sidéré, pour tout dire bête, qui s’est creusé en deux bords auto-dénommés, dans un affrontement sans mesure, « extrême-drouate » et « islamo-gauchisme ».
Comme beaucoup de spectateurs du ventre mou, qu’on se plaît dernièrement à qualifier de « bourgeois » comme au bon vieux Second Empire, j’ai été littéralement sidérée par « Les Misérables » de Ladj Ly, tant ce que j’ai vu dépassait les représentations que je me faisais de ces zones de non-droit qui se sont instituées dans les grandes « banlieues » (Ladj Ly vient du film documentaire). J’en ai même pensé que c’était l’un des meilleurs films de 2019. Bref, une grosse claque ! Puis j’ai lu successivement que c’était « un film consensuel pour plaire à Macron, à Pécresse et aux bourgeois », ou « un film pro-racailles sous couvert de flatter les flics »…En politique, pas de consensus, et au moment d’écrire sur ce film, je me trouve bête mais pas convaincue. Mon cher John a ajouté à ma perplexité en me disputant, de son œil expert, l’absence regrettable de point de vue du film. Pour y voir clair, je me replace donc dans le champ du cinéma, la tête froide. Comment expliquer l’état de sidération qui m’a trouvée dans mon fauteuil, au cinoche ?
Plus j’y repense, plus s’impose l’image du Candide de Voltaire au pays des Bulgares et des Abares. Au milieu de la guerre, Candide s’émerveille tour à tour et sans recul des « Te Deum » donnés dans chaque camp, de l’harmonie des fifres et des canons et de la belle ordonnance des armées, puis tremble comme un philosophe et se cache au plus fort de la boucherie héroïque, pleure en marchant sur les corps déshonorés des innocents, et finit par se sauver loin du tumulte. Idéologiquement tiraillé entre un Pangloss optimiste et un Martin pessimiste, Candide est sidéré et ne fait rien, rien que geindre et pleurer, avant d’aller finalement cultiver son jardin, ayant pris sa propre mesure du monde comme il va.
La vraie qualité du film de Ladj Ly, c’est justement, me semble-t-il, de nous maintenir dans le point de vue du Candide, qui n’est pas une absence de point de vue, mais le constat béat qu’en ce monde, les catégories morales du Bien et du Mal restent bien théoriques. A part foutre la haine, l’état des cités de banlieues, avec leurs chefs auto-proclamés et leurs propres lois, renvoie la justice légale et les pouvoirs en place à leur impuissance.
La séquence d’ouverture – dont est tirée l’affiche, et entame du récit – montre une foule tricolore en liesse sur les Champs, l’Arc de Triomphe en arrière-plan. La France fête la victoire des Bleus à la Coupe du Monde 2018. Mais des plans plus serrés, montés en contrepoint sur un fond musical tendu, isolant par le cadre les gosses de la cité mêlés à la foule, annoncent les illusions perdues de la France Black-Blanc-Beur sur laquelle Chirac avait raffermi sa popularité en 98. Le potentiel d’hostilité est d’emblée palpable. L’identification aux équipes et aux champions sportifs bénéficie-t-elle aux régimes politiques et aux idéologies qui les animent ? La foule sportive est-elle une foule politique ? Paul Yonnet répondrait : « La politique utilise le sport, se sert du sport, va parfois jusqu’à le mettre délibérément en scène pour le transformer en accessoire de la diplomatie ou de la rancœur, mais le sport ne fait pas l’Histoire, ne représente aucune valeur ajoutée significative à la politique. » C’est ce que nous montre Ladj Ly, dans un XXIème siècle devenu très communautariste. Le football radieux est vite évacué de l’écran et les gosses retournent dans leur banlieue, où des cultivateurs iniques en font le plus souvent des mauvaises graines que contiennent mal des parents dépassés, issus d’une première vague d’immigrés assimilés. Commence le huis clos, construit comme un western et qui s’achèvera en apothéose de la sidération dans la cage d’escaliers d’une barre, à coups de champs/contre-champs nerveux et hallucinatoires, métaphore de la poudrière sociale des cités sous tension.
Notre angle de vue sur la Cité des Bosquets au cœur de l’été 2018, c’est Stéphane (Damien Bonnard), nouvelle recrue à la BAC de Montfermeil dont on nous invite à adopter le regard neuf. C’est notre Candide (ou nous en Candide), arrivé de sa Normandie et embarqué, comme pour un reportage interdit, à l’arrière de la voiture de ses deux co-équipiers, Chris et Gwada, bacqueux expérimentés : c’est le temps de la visite guidée et du bizutage du bleu dans le dédale des Bosquets, que les deux flics ont contenu jusqu’à maintenant par l’intimidation et la complicité. Une justice discutable que Stéphane découvre avec effarement, en même temps que nous. Il est le pivot de la caméra, tendu entre le point de vue des gosses, les nouveaux Cosette et Gavroche exposés aux balles perdues sur les barricades des règlements de compte entre communautés rivales et flics, et le point de vue de ses co-équipiers, les flics de la BAC, des flics eux aussi en marge, qui se sont adaptés à la violence ordinaire et en tirent parti.
On est dans l’exposition de la tragédie, où l’on peint les différents protagonistes. Le regard désorienté de Stéphane donne de la force à la peinture du microcosme ; on est dans un naturalisme sincère, qui ne force pas l’empathie du spectateur pour l’un ou l’autre des deux camps. On est encore dans le temps lumineux où l’on peut sourire – avec le gag du « Maire » de Montfermeil ou la scène burlesque du rapt de Johnny, le lionceau des gitans du cirque installé aux abords de la cité – on est dans le temps où les camps cohabitent encore…
Le regard du réalisateur se situe, lui, à distance et en surplomb de cette comédie d’avant le drame, signalé par le biais malin d’un drone piloté par un gamin voyeur, qui filme toutes les petites embrouilles de la cité, jusqu’à ce que ce « surchamp » visuel se transforme, dans le deuxième acte, en nœud scénaristique. Le drone voyeur a filmé l’irréparable – la bavure policière – trois flics à bout, aux prises avec une horde de gamins sauvages, et le dérapage. Le jeune Issa, « qui fait toujours des bêtises », est atteint grièvement à l’œil par un flash-ball tiré par Gwada. La vidéo du drone devient alors l’objet qui risque de faire bouger toutes les lignes et réduire à néant le fragile équilibre entre la loi républicaine et les lois indigènes. Les policiers sont paniqués, l’enfant au drone est traqué, l’enfant blessé ballotté de bras en bras, Stéphane est dépassé, le spectateur médusé. « Il n’y a pas de mauvaises herbes, il n’y a que de mauvais cultivateurs », sous-titre Ladj-Ly, comme pour s’auto-justifier. Vient une séquence en enclave – certains y ont vu l’effet de celui qui ménage la chèvre et le chou – on montre les bacqueux rentrés chez eux. Un à un, Chris, le raciste limite bas du front mais conciliateur, en père fatigué qui va mettre au lit ses deux petites filles ; Gwada en pleurs dans les bras de sa mère et dont on découvre qu’il est lui-même un gosse de Montfermeil passé de « l’autre côté » ; Stéphane seul dans un appartement vide, face à sa conscience. C’est sans doute appuyé et démago. Repentance artificielle d’un réalisateur qui affiche sa sympathie pour des flics qui l’ont dure ?
Une scène en particulier m’a remuée, celle où la voiture des bacqueux qui quadrille la cité se voit encerclée par des gamins qui jouent entre les barres, dans la touffeur de l’été. Des rires, des jeux. Puis soudain, les gosses braillards qui assaillent la voiture avec des pistolets à eau. C’est pour rire ou bien ?... Un gamin grimpé sur le capot vise les flics à travers le pare-brise et mime celui dont on tranche la gorge.
Comme dans la tragédie, le ressort a été bandé en amont et rien ne peut désamorcer ce qui s’est tramé entre les protagonistes qui ne sont ni tout à fait innocents, ni tout à fait coupables. Issa, blessé à l’œil et dans son âme, a ourdi la colère des gosses de la cité, qui sera immense. Scène en trompe-l’œil qui préfigure le duel final, terrible. Loi du vieux western, ni bons, ni gentils – juste la vengeance, les représailles. L’enfant-voyeur, double de Ladj Ly, ferme cette fois le judas de sa porte, contre laquelle est acculé Stéphane, tentant de sortir ses co-équipiers du piège implacablement refermé sur eux. Champs/contre-champs intenses entre le flic qui n’a pas su prendre clairement et assez vite parti et Issa, ivre de vengeance. Cut au noir. Trop tard. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Question sidérée du spectateur. Les enfants, idéologiquement manipulables et laissés pour compte, ne connaissent que la loi du Talion. Oui, je me suis sentie bourgeoise. Quel jardin pourrait-on aller cultiver sans se sentir à côté de la plaque ?

Sabine_Kotzu
9
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le 9 avr. 2020

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Sabine_Kotzu

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