De tous les genres cinématographiques, le western est peut-être le plus difficile à réactiver sans dommage : qu’on joue trop la carte de l’écart moderniste ou qu’on s’embourbe dans le classicisme, la ligne de crête est très étroite. Pour peu qu’un français s’y colle, et le défi prend une ampleur herculéenne.


Il faut le reconnaître d’emblée, Audiard s’en tire le plus souvent avec mérite : parce que sa partition bucolique est plutôt bien troussée, que sa photo d’abord froide et laiteuse dresse de beaux tableaux, et que son casting crée parfaitement l’illusion. Sur la partition bien rodée d’une élégie pour un monde jeune et déjà décadent (“This world is an abomination”, dira l'un d'eux), les portraits sont désenchantés, le sang gâté d’une paternité barbare, et le père de substitution un mafieux qui fait du meurtre la clé de sa prospérité.
Rien de bien original, donc, mais le western n’a jamais véritablement cherché à se démarquer : plutôt à un creuser un sillon avec une radicalité de plus en plus profonde. L’inévitable modèle Impitoyable est bien entendu sur toutes les rétines, et, forcément, va causer du tort à son prétendu héritier.


Mais un autre élément permet au film de tirer temporairement son épingle du jeu : sa narration. La traque, déjà un peu complexifiée dès le départ en ce qu’elle poursuit un condamné et le détective chargé de le pister, fonctionne sur un récit alterné qui joue habilement des ellipses et décalages temporels, brouillant les pistes entre deux camps entre lesquels la frontière va considérablement se modifier. Cette géométrie variable, remplaçant les morceaux de bravoure par des déceptions et déjouant les attendus sempiternels des affrontements singuliers donne une réelle saveur aux échanges. “We’ll all change, we don’t have many choice”, conclut l’un des protagonistes. Elle dit aussi les atermoiements d’un monde qui peine, en 1851, à définir clairement sa ligne de conduite, et au milieu desquels les changements déconcertent plus qu’ils n’enthousiasment : à l’utopie répond l’erreur du débutant, à la loi du plus fort les illusions d’un monde en train de mourir. La scène subreptice durant laquelle les deux alliés Warm et Morris jouent sur le logo à leurs initiales, constatant qu’on peut indifféremment le lire à l’envers ou à l’endroit, dit en peu de mot la réversibilité d’une période de transition dans laquelle tout semble envisageable, mais rien n’a encore véritablement de sens.


Il y avait là de quoi remplir une belle et dense équipée. Mais Audiard, dans sa chevauchée américaine, se laisse lui-même aller à la soif illusoire de l’or, convaincu de pouvoir embrasser dans leur quasi-totalité les thèmes inhérents au western, revisités bien entendu à la sauce de ses propres obsessions. Il sera donc question de fraternité, de paternité, de virilité, de violence, d’alcool, et d’un nouveau monde dans lequel on s’essaie à la brosse à dent ou la chasse d’eau ; on n’oubliera pas la dimension politique avec un projet de phalanstère, la représentation de la femme par le fétichisme accordé à une étole, un instant tendresse avec une prostituée, un autre avec un cheval. Et des corps enflés, brulés, écorchés, criblés, explosés, mutilés.


La charge ne suffit pas, il faut en outre souligner à la louche les motifs – un problème récurrent dans le cinéma d’Audiard, et chez son scénariste, déjà à l’écriture de Dheepan et plus récemment du terrible Le Fidèle.


Le frère tendre devient un sniper, celui qui faisait semblant de pleurer pour se moquer de lui finira ses nuits en larmes, le meurtre du père laisse place à une mort naturelle du père symbolique, au doux son d’une concorde avec le monde, prolongé par la photo qui accompagne des décors de plus en plus bucoliques et dorés, jusqu’à un dénouement qui assume clairement tout ce qu’on avait pu reprocher à Dheepan en nous jouant la citation inversée de La Prisonnière du Désert : joli rideau dans la lumière jaune et apaisée chez maman qui nous donne le bain, et qui semble se substituer à l’étole qu’on attendait pourtant de pied ferme pour boucler la boucle.


Nous restera au moins une émotion : la nostalgie d’un quatuor un peu foutraque, mal assorti dans ses illusions et ses élans maladroits, et qui a su, un temps, toucher le spectateur.

Sergent_Pepper
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le 20 sept. 2018

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