La Vie et la Mort, le passé, les souvenirs. Des sujets existentiels de notre quotidien, si coutumiers que l’on en perd parfois de vue le véritable sens et la véritable nature. Tarkovski, grand cinéaste russe que j’ai découvert récemment, le faisait comme un artiste, usant des non-dits et des sens du spectateur pour retranscrire l’imperceptible. Ce sont également des thématiques qui intéressent Bergman, que je rencontre ici pour la première fois avec Les Fraises Sauvages, un superbe film mélancolique, beau et vrai, comme il s’en fait rarement.


Les Fraises Sauvages, c’est l’histoire de ce vieux docteur/professeur, en passe de fêter son « jubilé », ses cinquante ans de carrière, son heure de gloire dûment méritée après une carrière accomplie et réussie. Mais voilà, la mort le guette, et dans son succès, c’est la solitude qui vient s’installer peu à peu. L’homme a tout pour attirer notre sympathie. Vieil homme docile, avec de l’humour, il devient rapidement notre ami par caméra interposée. Pourtant, sous couvert de cette bonhomie et de cette sérénité dont il est lui-même convaincu, c’est tout un drame qui se déroule devant nos yeux. La clé du film réside dans la notion de solitude, absolue dans son ensemble, et relative pour chaque personne et, en l’occurrence, ici pour le héros. Elle est d’ailleurs clairement explicitée dans le monologue du début. Cette solitude semble, dans un premier temps, volontaire : « Notre commerce avec les hommes consiste surtout à des critiques. C’est pourquoi j’ai pratiquement cessé toute fréquentation et je vis en solitaire. » Le vieil homme s’affiche comme un misanthrope qui préfère s’isoler pour mener une vie paisible et sans tumultes, plutôt que de devoir supporter la présence pesante de ses congénères.


Toutefois, la phrase suivante : « Ma vie a été vouée au travail et j’en suis fier » explique en grande partie la suite du film. Paraissant concerné par les membres de sa famille, ceux-ci se montrent tous fermés et abrupts à son égard, le considérant comme un individu égoïste et froid. Pourtant, les autres personnes qui le croisent l’estiment et l’apprécient beaucoup. L’incompréhension germe alors dans l’esprit du spectateur qui s’interroge face à ces différences de comportement a priori inexplicables. En réalité, la raison est toute simple. En effet, le professeur fut un homme accaparé par son travail, il en a fait sa raison de vivre, à tel point qu’il en a délaissé son entourage. Trahi par les sentiments, désabusé par ses expériences sentimentales, le professeur s’est réfugié dans son propre monde, où il est un bienfaiteur pour les autres, mais un étranger pour ses proches.


Muré dans ses souvenirs, c’est le regret d’un passé et d’un futur perdus, la blessure toujours ouverte qui accable un homme arrivé au crépuscule de sa vie, au bilan d’une existence alors remise en question. S’immergeant dans ses rêves pour mener un travail d’introspection (rappelant quelque peu le futur Miroir de Tarkovski), il se rend compte que si l’humain peut être désagréable, il est doté de sentiments, capables du meilleur comme du pire, mais qu’il ne faut en aucun cas négliger ces facteurs qui nous lient entre nous, et, surtout, ne jamais hésiter à les exprimer. Ici, le bienfaiteur qui a œuvré pour la société, a délaissé ses proches, lesquels le vivent donc comme une trahison.


Fable dramatique au ton cependant résolument optimiste, Les Fraises Sauvages est un film simple, modeste, mais captivant, apaisant, et invitant chaque spectateur à une saine remise en question. Le film est encore plus beau par le passage de témoin qu’il représente entre l’un des pères fondateurs du cinéma scandinave, Victor Sjöström, et un réalisateur qui émerge encore, Ingmar Bergman. Le vieux cinéaste, à la tête de classiques du muet comme La Charrette Fantôme (1921) et Le Vent (1928), réalise ici un dernier baroud d’honneur dans une prestation toute en sobriété et en sincérité. Très beau film sur le passé, le présent, les sentiments, les relations humaines, la vie, la mort, chef d’oeuvre de beauté et de poésie, Les Fraises Sauvages est une véritable incitation à ne jamais oublier que l’on peut passer sa vie à courir après ce qui semble avoir du sens pour nous, alors que tout était déjà à côté de nous dès le début.

JKDZ29
10

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le 5 mai 2017

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