L’addiction pour les polars scandinaves, fort répandue parmi les lecteurs français, a rempli depuis plusieurs années toutes les librairies du pays de best sellers originaux et souvent passionnants. Il est donc plus que surprenant de voir combien le cinéma est resté à la traîne dans ce domaine, depuis les médiocres adaptations de l'incontournable série "Millenium" jusqu’à la plus récente – et catastrophique - tentative hollywoodienne de filmer "le Bonhomme de Neige" de Jo Nesbø : c’est donc plutôt du côté des grandes séries TV locales, et danoises en particulier, comme "The Killing (Forbrydelsen)" et "The Bridge (Bron / Broen)", que nous avons rencontré notre bonheur, nous qui cherchions à retrouver à l’écran ces sentiments de douloureuse fatalité, d'obsessions bornées, de brutalité absurde, le tout empaqueté dans la lumière blafarde d'un perpétuel hiver nordique… Et ce, jusqu’à la parution du premier film de la série des "Enquêtes du Département V", "Miséricorde", adaptée des romans de Jussi Adler-Olsen, qui nous offrait déjà, certes sans encore beaucoup de génie, quelques très beaux instants de sombre magie dans une ambiance morose d'éternel purgatoire, de vies gâchées et de désespoir qu'on tait, déclinant plaisamment les nouveaux clichés du genre : le flic obsessif et brutal, les deux partenaires que tout oppose mais qui se complètent bien, la réouverture d'affaires closes, etc. Et voilà qu’en 2016, "Délivrance", le troisième volet, s’était avéré un véritable chef d’œuvre, peut-être même LE grand « polar scandinave » que l’on attendait depuis toujours en film : sa non-sortie dans nos salles françaises avait donc été d’autant plus incompréhensible – et frustrante -, surtout si on le comparait à la banale médiocrité du thriller moyen, d’où qu’il vienne, diffusé sur nos écrans.


On attendait donc avec un mélange d’impatience et de crainte le quatrième film de la série, présenté comme le dernier (une chose qui n’est plus certaine, d’ailleurs, aujourd’hui) : or "Dossier 64", réalisé une fois encore par un metteur en scène différent, Christoffer Boe, quasi inconnu dans nos contrées, propose un vrai renouvellement, en confrontant l’univers finalement assez confortable – pourvu qu’on apprécie l’ambiguïté, le mal-être et le pessimisme existentiel – du polar scandinave avec un thème politique brûlant : celui du rejet de l’autre, du hors norme, étranger ou handicapé, exclus social ou « déviant » du point de vue de la morale chrétienne, un rejet qui se traduit par différentes formes de violence faites aux faibles – ici des jeunes femmes -, allant jusqu’à l’élimination dans un processus d’épuration ethnique. La pratique de l’eugénisme, pierre de touche de l’idéologie nazie, a donc essaimé à travers le Nord de l’Europe, nous dit "Dossier 64", et la société danoise a été elle-même touchée par cette monstruosité.


En faisant basculer l’énigme policière – avec une enquête dont la solution ne nous est très vite plus dissimulée, grâce à une double narration avançant en parallèle sur deux temporalités – vers le thriller politique, impliquant personnellement l’un des deux enquêteurs, "Dossier 64" nous plonge encore plus profondément dans l’horreur : car loin des serial killers stéréotypés qui abondent dans les polars standards, le film nous confronte à la réalité de ce fascisme de moins en moins dissimulé qui gangrène de plus en plus l’Occident. Et qui fait diablement plus peur que tous les monstres d’opérettes nés de l’imagination des auteurs de polar !


Remarquablement construit, mis en scène et interprété, avec au premier plan un Fares Fares toujours aussi convaincant (oui, c’était lui qui portait aussi l’excellent "Le Caire Confidentiel" !), "Dossier 64" est un petit régal… Même pour ceux qui ne font pas (encore) partie des fans du polar scandinave !


[Critique écrite en 2019]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2019/05/14/les-enquetes-du-departement-v-dossier-64-un-regal-pour-les-amateurs-de-polars-scandinaves/

EricDebarnot
8
Écrit par

Créée

le 10 mai 2019

Critique lue 674 fois

14 j'aime

13 commentaires

Eric BBYoda

Écrit par

Critique lue 674 fois

14
13

D'autres avis sur Les Enquêtes du département V : Dossier 64

Les Enquêtes du département V : Dossier 64
Play-It-Again-Seb
7

Dernière plongée dans le passé pour notre duo

J’ai une tendresse particulière pour Département V. En 2016, j’avais acheté, presque par hasard, le premier opus de ce qui était alors une trilogie. C’est par ce film que je suis entré dans la...

Par

le 18 nov. 2021

8 j'aime

3

Du même critique

Les Misérables
EricDebarnot
7

Lâcheté et mensonges

Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...

le 29 nov. 2019

204 j'aime

150

1917
EricDebarnot
5

Le travelling de Kapo (slight return), et autres considérations...

Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...

le 15 janv. 2020

190 j'aime

104

Je veux juste en finir
EricDebarnot
9

Scènes de la Vie Familiale

Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...

le 15 sept. 2020

184 j'aime

25