Attention ! Tout autant que « Tampopo » de Jûzô Itami, « Les Délices de Tokyo », comme son titre l’indique, est un film qu’il vaut mieux éviter de regarder en cas de faim. En suivant, Sentaro, cuisinier de dorayakis (des pancakes à base d’haricots rouges), embauchant dans sa boutique une septuagénaire aux mains mutilées par la lèpres, Naomi Kawase semble revenir à une esthétique davantage ouverte au grand public. On reconnait là le style cyclique de la cinéaste, cette dimension presque panthéiste, cette fragilité de chaque instant, rendant compte de la suprématie de l’implicite. Néanmoins, il faut se l’admettre, on se croirait là devant un film d’Hirokazu Kore-eda — et ce n’est pas seulement à cause de la présence de la fabuleuse et regrettée Kirin Kiki. C’est charmant, cela ne fait aucun doute, à condition d’aimer voyager. Mais le problème apparait pourtant très vite : le film est ouvertement figé sur la trajectoire du mélodrame. Dès que la vieille Tuko dépose sa demande d’embauche à Sentaro, on sait comment cela va se passer, et tout se déroule dans le cercle convenu de la prévisibilité. À coté, d’ailleurs, le film développe le personnage périphérique de Wakana, une lycéenne quidam un peu larguée face au reste du monde : complètement inutile ! Et c’est ainsi qu’on se croirait devant un (mineur) Kore-eda : trois générations, trois personnalités trainant le fardeau de la solitude, de l’exclusion, se retrouvant à écouter parler les haricots dans la marmitte.


Mais le film est si ouvertement convenu que l’on en vient à se demander le pourquoi de son existence. Est-il là pour nous adoucir de son scénario sucré et de sa réalisation toute douce ? Naomi Kawase souhaite t-elle tout simplement montrer trois ségrégationnés dans un Japon fleuri, se retrouvant dans leur solitude pour donner une signification à leur insignifiance ? Comme quoi, même un film convenu comme celui-ci n’est pas impropre au questionnement. Dans le premier plan par exemple, on voit Sentaro sortir de chez lui pour rejoindre sa fourgonnette (quasi seul décor du film) où il fait ses dorayakis. Lorsque Sentaro ouvre la porte de chez lui, le numéro de son appartement nous apparait en gros face à sa caméra : le voilà réduit à un chiffre, tandis que la scène continu en plan séquence. Et pas besoin de cut, Sentaro habitant à deux minutes à pied de son travail, et ne croisant personne sur son chemin, hormis sa cigarette. Bref, une bien belle parade pour nous immerger dans les bas-fonds de la solitude.


Le film ne cache jamais ses effets assez vains, notamment au niveau de sa dramaturgie, nous poussant à nous désintéresser de l’émerger pour nous pencher sur l’immerger : les gestes, les regards, les mouvements de penser, les relations entre les personnages, leurs histoires. Ainsi, « Les Délices de Tokyo » laisse éclore une sensibilité à l’image de la vieille Tuko, écoutant cuir ses haricots. Les personnages forcent d’ailleurs un peu trop l’attachement, notamment Tuko. Non mais comment on se sent quand on écrit un personnage aussi gentil, humble et aimable ? Et surement, quelque chose m’échappe dans la culture nippone, mais vu que Tuko a la lèpre, et que cela est visible au niveau de ses mains, c’était vraiment compliqué de lui donner des gants en latex, quelque chose, n’importe quoi, que les clients de voient pas son fardeau ? Non ! Le regard que la caméra porte sur les êtres est complètement compatissant, et cela ne dénue en aucun cas le film d’intérêt, mais créé une manière relativement formatée de transmettre les émotions. Pour faire bref, pour le meilleur et pour le pire, « Les Délices de Tokyo » est un défilé d’émoi à l’énonciation narrative balisée, très agréable à regarder, mais se complaisant dans un coté trop mignon allant jusqu’à annihiler l’éloge de l’implicite que l’on découvrait au début du film. Au moins, ça fond dans la bouche.

JoggingCapybara
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le 2 févr. 2020

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