Si le titre nous promettait déjà la vue d'un cinéaste plutôt portée vers l'avenir que nostalgique, avec Les Crimes du futur, le décidément malicieux David Cronenberg trompe tout de même encore une fois le public. Sa filmographie a en effet toujours été fallacieuse : la série B à priori complaisante de ses débuts cachait déjà un univers cinématographique passionnant, La Mouche en 1986 était davantage une adaptation de La Métamorphose qu'un remake de l'original, tout comme Cosmopolis traumatisa tous les fans de Twilight venus admirer Robert Pattinson, et même plus globalement tous les adeptes de body-horror, mis à l'écart par plus d'une décennie de Cronenberg(s). Avec ces Crimes of the Future, le cinéaste frappe donc une énième fois en promettant son retour dans l'horreur pur, la destruction charnelle du corps, l'érotisme débridé et le choc. Si l'on avait espoir de retrouver tout cela et plus encore, évidemment est-on déçu à la sortie. Autrement, le constat brûle les rétines: avec ce film, Cronenberg ne fait pas que marquer son retour après huit longues années d'absence, il parachève son œuvre et l'amène à un aboutissement passionnant.


Au-delà de l'imposture, Les Crimes du futur est bien une déception programmée dans ses écarts du body-horror des années 90. En effet, David Cronenberg y verse beaucoup moins dans la série B, dans le gore à outrance et dans le choc frontal. Ici, le trouble est bien moins extravagant, il est sourd, insidieux. Il se cache dans le cœur du film et dans sa structure en elle-même plutôt que dans chaque scène individuelle : là où un film comme Crash, qui partage avec ce dernier Cronenberg une passion commune pour l'alchimie du corps et de la technologie, se dévoilait progressivement dans une orgie constante de chair et de contacts, avec un désir omniprésent qui ne pouvait mener qu'à la frustration finale, Les Crimes du futur, lui, se concentre sur un malaise morbide et sinueux. Le corps n'explose plus comme dans Scanners, il est lentement ausculté, tel dans ces séquences d'opérations-spectacles, où les lames robotiques incisent lentement et avec placidité technologique la peau de Viggo Mortensen, Saul Tenser.

Ainsi, le long-métrage, s'éloignant du genre du body-horror, est propice au déploiement de l'esthétique d'un Cronenberg plus moderne, plus froid également, pouvant rebuter, mais au combien rigoureux et passionnant. Le grain organique de la pellicule qu'on pouvait aduler dans un film comme Crash cède à une photographie numérique bien plus distante, léchée, presque artificielle. C'est autant l'occasion pour Cronenberg de coller à son sujet, plutôt que de céder à la facilité de la nostalgie, embrassant parfaitement ses décors de laboratoires, véritables usines des corps, que d'adopter un point de vue désenchanté, absent de ses premiers films emphatiques. Si son mantra «Body is reality», «Le corps est la réalité», reste omniprésent, il reste que Cronenberg l'entoure d'un scénario de polar désarticulé qui est surtout propice à l'exploration en profondeur des rapports de domination entre pantins, tel c'était le cas dans la limousine de Cosmopolis en 2012. C'est principalement la relation entre Caprice, interprétée par une Léa Seydoux vénéneuse, et Tenser qui fascine: artiste et assistante, puis artiste et assistant, leur couple est constamment ébranlé, métamorphosé, inconstant, et vivant principalement sous et pour les projecteurs : le sexe traditionnel est devenu obsolète. Désormais, la symbiose des êtres ne suffit plus pour la jouissance, c'est une notion encore plus perçante de l'intime par l'opération et la découverte des corps et de leurs intérieurs qui prévaut, d'autant plus que l'orgasme ultime est atteint lorsque celle-ci est produite en public. Ainsi, la mise en scène des corps reste encore une fois centrale.


Dès lors, il ne faut pas être réducteur: le body-horror, s'il n'est pas entièrement revendiqué, dans le sens où Cronenberg n'en fait pas réellement de l'horreur, n'est jamais bien loin du film. Non pas qu'il y est que quelques scènes isolées relevant du genre, simplement, au-delà même de l'intertextualité qui domine le film dans une série de clins d’œil, celui-ci apparaît pourrait-t-on dire en creux tout le long.

En effet, si la mise en scène paraît traiter son motif de manière désincarnée, elle est surtout menée par une force antithétique lorsqu'elle accompagne des scènes d'une beauté charnelle rare. La première relation sexuelle entre Tenser et Caprice sur la machine-bloc opératoire, par exemple, est l'occasion d'un travelling avant magnifique, remontant le long des corps entrelacés des deux amants, et contemplant ainsi tout autant l'insensibilité de cette mécanique corporelle, la machine réduisant la douleur, que la fusion charnelle. Le ressort du film est donc bien l'oxymorique : l'oxymore de la mise en scène et du corps et celui de l'organique et du minéral. Plus encore, l'oxymore du passé et du futur.


Car c'est bien ainsi deux aspects du cinéma de Cronenberg qui se confrontent, ou se complètent, ici, de deux époques différentes. L'un, date d'une période adulée du cinéaste, dans le contexte d'un cinéma de genre nord-américain à son âge d'or, l'autre d'une phase bien plus sinistre, voire cynique, suivant les changements de l'industrie cinématographique hollywoodienne, tel avec Maps to the Stars. Il s'agit donc de la source d'inspiration esthétique des Crimes du futur, mais également globalement de toute la mise en scène.

Effectivement, le long-métrage en lui-même, rétro-futuriste, semble pris à la dérive entre plusieurs temporalités, futur déjà venu et passé à venir, adapté d'un scénario d'il y a vingt-cinq ans, mais envisageant déjà un avenir d'anticipation dont la cruauté se montre dès la dure introduction. Carcasses et enfance morte-née s'y mêlent. Cette manière d'envisager la science-fiction, comme une coquille temporelle fermée sur elle-même, se retrouve dans les décors athéniens du films : navires échoués, laboratoires modernes mais déjà rouillés et décombres urbains témoignent d'une humanité condamnée à sa propre obsolescence malgré les tentatives d'immortalisation par la technologie.


Dans cette perte de marqueurs temporelles qui sclérose le film, cette mouvance constante d'une société assujettie à un progrès sans fin, la seule vérité est bien alors celle du corps. Réalité inflexible, c'est le refuge à la déshumanisation. Ainsi, dans ce milieu artistique hypocrite et satirique, c'est le seul élément que sauve finalement Cronenberg : derrière les faux sentiments, les fausses élévations idéales, le corps est une évidence, une certitude qui mène l’œuvre et ses personnages en quête d'une pureté charnelle.

Et puis surtout, le corps n'est pas que l'art, c'est l'artiste. Ce n'est pas anodin que le dernier court-métrage de David Cronenberg, entre Maps to the Stars et ces Crimes du futur, nous montre lui-même embrassant son propre cadavre. Confrontation à la mort, oui, mais aussi narcissisme perturbant, retournement sur soi et introspection douloureuse qui génèrent l'intimité du long-métrage.


Ainsi, si Viggo Mortensen est depuis longtemps (depuis A History of Violence en 2005 précisement) l'acteur fétiche de Cronenberg, il devient ici clairement son alter-ego. Ne serait-ce déjà par son vieillissement qui rapproche les deux hommes dans un sondage dégénératif de la mortalité : Tenser est un homme titubant, courbé, et revenant à la primitivité de la condition humaine. En effet, il ne peut dormir sans lit numérique, ne peut manger sans chaise numérique, et ses actions et pensées sont constamment brisées par des reflux gastriques douloureux qui forment un véritable leitmotiv comique, comme signe d'indigestion entre corps et machine.

Mais plus encore, cette indécision du corps, cette technologie mal adaptée à l'existence, c'est l'interrogation ultime de Cronenberg, non plus seulement sur sa matérialité, mais sur son œuvre entière. C'est ainsi que Les Crimes du futur s'apparente réellement à un film testamentaire : non pas seulement par ses références explicites et omniprésentes à ses œuvres précédentes ou par son besoin d'avancée esthétique, mais par sa faculté à rentrer dans l'intime totale de l'artiste dans toute sa vulnérabilité. Cronenberg se montre en infiltré, en imposture, guettant le scandale et repoussant sans cesse sa désuétude jusqu'à l'aliénation. Tout l'arrière-plan du film, dans un monde artistique désœuvré transformant le corps, celui qui choque, en art, et plus globalement en spectacle, éloignant ainsi paradoxalement par définition de l'angoisse de la mort, tout cet arrière-plan sert alors de métaphore évidente de la Mecque du cinéma et de ses questionnements. Qu'est-ce que la beauté du corps ? Son sanctuaire intérieure ? Son apparence spectaculaire ? Est-il l'élément majeur du cinéma ? Durant tout le film le cinéaste se perd dans un tourbillon dialogué de réflexions qui détruisent toutes les certitudes du spectateur, mais il finit par un achèvement à la fois furtif, surprenant, et pourtant évident. Après le verbe, vient l'image, l'image pure qui, s'intégrant intradiégétiquement au scénario, s'intègre dans le même temps aux sentiments humains de Tenser, le visage mue par une seule larme que contemple un grain magnifique après deux heures de numérique. Cette image, c'est celle d'une conviction : le corps, malgré et par ses déformations, reste sincère, et la caméra, malgré et par ses artifices, parvient toujours à explorer son abîme.

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