Avec Les Cowboys, présenté à la Quinzaine des réalisateurs cette année à Cannes, Thomas Bidegain passe pour la première fois à la réalisation. Ce scénariste, célèbre pour sa collaboration avec Jacques Audiard pour des films comme Un Prophète ou Dheepan (palme d’or à Cannes en 2015), planchait depuis bientôt quatre ans sur Les Cowboys, et c’est tout naturellement son envie de travailler avec des acteurs (François Damiens et John C. Reilly entre autres) qui l’a poussé derrière la caméra. Ce tout premier film est une fresque de grande ampleur, l’histoire se déroulant sur une période entre 1994 et 2012, mais aussi un tableau ambitieux : celui d’une famille tout autant qu’un voyage à travers le monde à la poursuite d’une jeune fille convertie à l’islam radical par amour. Sans verser dans le discours anti-fanatique, ni prétendre faire une histoire du Djihad, Bidegain tente de comprendre comment l’histoire de notre 21e siècle et des grandes crises terroristes qui l’ont traversé a pu impacter une famille à l’échelle de la perte d’un être cher. Pas toujours réussi dans son côté intime, le film a pourtant le talent de déplacer des montagnes et de donner à voir une vie entière, sur trois générations, avec beaucoup de force.


« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé »


Dans un premier temps, Thomas Bidegain évalue et filme les conséquences d’une disparition sur une famille et plus largement une communauté country comme celle qui ouvre le film et dont les proches de Kelly font partie. C’est donc dans l’intimité qu’il regarde les êtres se demander où est Kelly, commencer à envisager de vivre sans elle. Or, ça n’est pas toujours possible pour cette communauté de Cowboys du dimanche de vivre face au monde, comme ça n’est pas toujours possible pour un père d’accepter de vivre dans sa fille. Le réalisateur confiait ainsi aux spectateurs de la Quinzaine : « C’est absolument une histoire de famille et comment le départ de Kelly les affecte ainsi que la communauté. On a deux solutions, soit s’adapter comme le fils ou ne pas pouvoir s’adapter comme le père. » (retrouvez l’intégralité de la rencontre ici). Non seulement Alain ne s’adapte pas vraiment aux autres, au monde qui l’entoure, mais il ne supporte pas de laisser sa fille partir, même quand il reçoit sa lettre de départ, expliquant ses convictions nouvelles et radicales. Ce choix de se glisser dans l’intimité de la famille, de mener l’enquête auprès d’un père qui se rend à un rendez-vous comme un cowboy irait parler avec un Indien en fait d’abord un grand drame familial, avec des dialogues parfois un peu faux, mais une certaine justesse qui domine dans les situations (séparation, relation père-fils, scènes au sein de la communauté). Ici, la mère semble plus éloignée de « l’instinct maternel » qu’on prête le plus souvent aux femmes (à tort ou à raison, la récente série Disparue jouait, quant à elle, très bien le juste milieu entre les deux parents), elle se détache de la recherche, sachant sa fille perdue, presque froidement, elle éloigne son souvenir. La sensibilité est clairement du côté de François Damiens qui incarne, pour la troisième fois à l’écran, un père qui cherche sa fille (après Suzanne et Gare du Nord).


Pourtant, Thomas Bidegain ne propose pas un simple film familial, mais bien un western version 21e siècle, soit un film qui montre deux personnages persuadés d’être plus ou moins des Cowboys et qui pensent partir à la conquête d’un monde peuplé d’Indiens. Leur quête pour la justice se heurte alors à des lois nouvelles, à des consciences parfois butées et à des croyances à l’impact encore insoupçonné. Ce film est en effet marqué par une rupture essentielle : le 11 septembre 2001. Dans les grands plans larges que propose Bidegain, qui balayent souvent les paysages, on retrouve l’esthétique de la confrontation entre deux peuples, représenté par deux figures de mâles adultes. Ici, il faut des transactions pour communiquer et des traducteurs pour se comprendre. On fume le calumet de la paix, se déplace parfois à cheval. Et Kelly fait figure de prisonnière du désert, mais un désert moderne. Si c’est dans le vrai désert que Alain et son fils Kid vont chercher Kelly, c’est aussi dans les flashs de la radio ou de la télévision qu’ils croient percevoir sa présence (quand on y annonce les attentats du 11/09 ou ceux de Londres).


"Ce n’est pas tant l’histoire d’un père qui cherche sa fille que celle d’un fils qui cherche son père"


C’est en ces termes que François Damiens, qui incarne le père du film, résumait l’enjeu des Cowboys. Car en effet, quand Kelly disparaît, Kid, le deuxième enfant de la famille, est encore très jeune. Il voit sa sœur disparaître, dont il ne garde qu’un souvenir qui vient hanter le film en son cœur, mais aussi son père s’éloigner. Pour ne pas le perdre, il va le suivre dans sa folie, dans ses recherches effrénées, dans sa quête impossible. C’est lui qui tiendra encore longtemps le flambeau par la suite, ne pouvant plus « rentrer chez lui » car persuadé de ne plus avoir d’autre maison que là-bas, à la recherche d’une Kelly disparue pour toujours puisque cette dernière a changé de nom, de mode de vie. Il trouvera d’ailleurs sa propre « prisonnière du désert », sa raison de rentrer, de se poser, de recommencer enfin sa vie. Son « kid » à lui ne sera pas déraciné, mais bercé par une double (voire triple si on compte le country) culture. Le jeune Finnegan Oldfield (déjà très brut et alerte dans Geronimo) joue de son visage et de sa détermination dans ce rôle en équilibre, incarnant un jeune homme en quête d’un père puis de lui-même. Brûlé par le soleil ou apaisé par une femme, il se construit sans terre d’accueil identifiable, mais avec la terre entière comme point d’ancrage.


Un premier film convaincant


Le film de Thomas Bidegain est d’une richesse infinie, il traverse une époque révolue, celle des prémisses de notre monde depuis 2012 (année de la « capture » de Ben Laden). Dans cet ancien monde qu’il filme, tout s’est comme scindé en deux, entre ceux qui croient dur comme fer à leurs convictions, s’opposant à notre mode de vie occidental et ceux pour lesquels une violence comme une peur nouvelles se sont déployées. Nous n’avions pas pris conscience de l’ampleur d’un phénomène que Bidegain observe avec de grands angles, mais à l’échelle toute petite d’une famille décomposée où l’adaptation à un monde nouveau, aussi vaste que complexe, devient l’enjeu majeur. On ne boudera pas non plus le plaisir de retrouver John C. Reilly dans le rôle de l’américain, un intermédiaire précieux pour le jeune Kid. Le film, découpé en chapitres qui sont autant de prénoms, est servi par un montage efficace, une écriture fine et intelligente, qui nous donne la dimension du temps qui passe et des pas de géants que l’homme fait chaque décennie dans sa conquête du monde, sans pour autant l’avoir encore apprivoisé. Mais il a l’arrogance de le croire, voilà bien tout le problème et tout ce que ce film sensible parvient à analyser avec brio.


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eloch

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