Une barque émerge d’une brume épaisse, avec une femme en figure de proue, sur un lac désert baigné de vapeurs vagues ; un peu plus tard, le brouillard s’épaissit encore, à en devenir presque solide, et un nouvel esquif fantôme apparaît ; à son bord, un mourant ; on sait à cet instant que l’on change d’univers, que l’on pénètre, da façon irréversible, dans le fantastique.

Pour entrer aisément dans les Contes de la lune vague après la pluie (titre magnifique …), dont le récit n’est pas si difficile, il faut néanmoins être capable de passer outre,

de passer outre l’effet kabuki – moins présent dans les chants, les danses ou les maquillages, que dans l’excès expressif du jeu, dans le surjeu des dialogues, des chutes ou des poses statufiées,

de s’adapter aux changements brutaux de tonalité, du réalisme à l’expressionnisme et au fantastique ; au reste c’est sans doute le moment où les ombres, les fantômes, les revenants, les spectres se multiplient de manière trop explicite que l’adhésion au récit devient la plus difficile, où l’interculturel est le plus marqué et où le montage perd de sa fluidité, comme si les divers contes n’étaient plus liés qu’assez artificiellement,

d’admettre aussi que le fantastique soit lié à un arrière plan social – qui est aussi la marque personnelle de Mizoguchi, dont les engagements politiques et révolutionnaires sont bien plus marqués que chez les autres grands réalisateurs japonais contemporains. Nulle grandeur chez les samouraïs, les guerriers, mercenaires, soudards qui violent, pillent, tuent et font halte au bordel ; qui couronnent l’imposture, avec la glorification de Tobei, devenant un héros, pour avoir transformé en exploit militaire la récupération de la tête d’un général qui venait de se faire harakiri ; les contes de la lune vague évoquent aussi, par delà les civilisations, les malheurs de la guerre gravés par Jacques callot, et même les dessins de Goya …

d’admettre enfin le caractère très simple (apparemment ...) de la morale. Les hommes sont attirés par l’argent, voire l’argent facile (le commerce marche bien en temps de guerre …) ou la gloire volée (avec l’habit de lumière du samouraï) alors que les femmes sont l’incarnation de la sagesse, et le paieront donc très cher …

En réalité les occasions de s’attarder sont multiples

- en appréciant la splendeur de certaines images, les barques dans la brume déjà évoquées, mais aussi les étonnants jeux d’ombre, jeux de dupes et de contre jours (bien plus fantastiques que les démonstrations expressionnistes qui les suivront) et le magnifique travelling dans le palais fantasmé, l'écrasante plongée de la princesse de songe sur le potier fasciné, la fusion des deux corps, au sol, réduite à l'assemblage des motifs géométriques des kimonos, le décor incontournable des estampes, roseaux et branches dénudées, comme des lignes brisées , très fragiles ; ou encore l’utilisation très subtile du hors champ, pour une décapitation, un viol, ou des corps dévêtus dans la source chaude et enfumée ; pour un traitement magistrale de la bande son, bruits inquiétants, redondants (les coups de feu au loin, mais constants), les évolutions de la musique, percussions inquiétantes et funèbres, thèmes intimistes ou solennels, évoluant, dégénérant en sons saturés, discordants, dissonants, stridents, jusqu’à la cacophonie,
- en se laissant aller, mais aussi en comprenant, peu à peu, que la morale n’est pas aussi simple, simpliste, qu’on aurait pu les croire. Il s’agit à peine de la recherche de l’argent ou de la gloire immédiate. La quête est bien plus profonde ; l’artisan consciencieux, Genjuro le potier passionné, veut être tenu pour un artiste. Il ira jusqu’à en oublier sa femme, qui aspire à une vie paisible, pour une ombre, une nuée. La scène où il la rêve en soieries magnifiques s’interrompt très vite – la princesse illusoire l’ a remplacée ; et sa femme y laissera la vie.
- De même Tobei, le paysan qui veut devenir un samouraï, constitue avec sa propre femme la réplique comique et grotesque du premier couple. Les rêves de Tobei tournent à l’imposture – le vol de la recette, le vol de l’exploit militaire quand elle, de son côté, se fera violer par une bande de soldats en déroute.

Mais les femmes auront le dernier mot. Les scènes ultimes sont brèves et imparables, la morale doit évidemment éviter les pesanteurs – resteront alors les images d’un potier apaisé à son tour et à son four, d’un laboureur décidé et d’un enfant ouvert sur l’avenir. Le conte est cruel mais apaisé.

Et on peut même se demander si Mizoguchi ne va pas encore plus loin – s’il ne s’essaie pas, à travers la rencontre entre l’artiste ( mais seulement projeté) et la princesse (mais le spectre en réalité, l’ombre), à un autoportrait rêvé, idéal – mais impossible.
pphf

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