Le paysage intérieur consiste, souvent en poésie, à projeter métaphoriquement sur l’extérieur les tourments de l’âme de celui qui contemple : une mer agitée sera ainsi le reflet des remous émotionnel de l’homme resté à son bord, et la pluie une libération d’une tristesse trop longtemps contenue.


Guillaume Nicloux a souvent travaillé cette question, en témoignent la forêt ou la Vallée de la mort dans lesquelles se perdait Depardieu dans Valley of Love ou The End. Pour Les confins du monde, c’est l’exotisme qui prime, dans tous les sens du terme : spatialement, c’est un ailleurs luxuriant, mystérieux et hostile. Temporellement, c’est l’Indochine, un pays qui n’existe même plus, et une guerre qui parle d’un monde révolu.


Autant de tentations pour une carte postale chère au cinéma français, à grands renforts de romanesque à l’ancienne, et que Nicloux va passer au lance-flamme. Car la singularité de son terrain narratif est avant un poison qui va entrer en résonance avec les démons d’un personnage en perdition. La guerre est l’opportunité d’un retour aux pulsions les plus primales de l’homme, et cette forêt primitive semble en être le berceau idéal.


Tout, dans ce récit, converge vers le rebours : la violence, le sexe, l’amour ou l’amitié s’engluent dans le souffle poisseux d’une atmosphère dont personne ne semble pouvoir se défaire. Ainsi de ce personnage principal, dont la cause est initialement juste, mais qui perd pied dans les délires de sa vengeance, d’un crime déjà trop violent et barbare pour pouvoir générer une réaction en lien avec une quelconque forme de justice.


Ainsi de ce pays colonisé dans lequel les autochtones ne peuvent déterminer leur camp sans se faire massacrer par l’autre, entre une soumission qui fait d’eux des animaux ou une révolte ouvrant la voie à la bête sauvage qui sommeille en chacun d’eux.
Les confins du monde : une forêt dense qui, silencieusement, ne demande qu’à dévorer ceux qui s’y enfoncent, une institution militaire qui a perdu la stabilité de ses codes, un pays qui s’émancipe par l’enlisement dans un bourbier, des figures d’autorité (Depardieu, toujours aussi massivement intense) qui ressemblent à des spectres, une morale qui vacille, une histoire d’amour souillée par la prostitution.


Cette absence de concessions sur le récit se double d’une mise en scène en osmose : alors que les premières séquences muettes jouent d’un montage abrupt, tout en ellipses, l’ensemble du film laisse un autre langage que celui des mots embourber les personnages qui pensent encore pouvoir rationaliser leur action. Une musique qui lorgne du côté de Greenwood, une lenteur contemplative qui se laisse gagner par l’humidité brumeuse des paysages, et une interprétation hallucinée d’Ulliel qui se laisse aller à son pire ennemi, à savoir lui-même, notamment dans un plan final assez mémorable d’intensité.


Les confins : un rendez-vous angoissant et d’une terrible noirceur avec les zones d’ombre d’une humanité qui, malgré les dénis et les illusoires victoires de la raison, persiste à jaillir dans les tréfonds d’une Histoire ne cessant diffuser son venin.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 5 déc. 2018

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Sergent_Pepper

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