Bien décidé à se jouer des clichés de film en film, Nuri Bilge Ceylan s'attaque pour son quatrième long métrage à la thématique maintes fois rebattue de la vie conjugale et de ses petites contrariétés. Si l'histoire en elle-même est assez classique, rappelant par bien des aspects le célèbre Voyage en Italie de Rossellini, l'intérêt de Iklimler réside essentiellement dans sa capacité à réinventer un cinéma qui s'empêtre régulièrement dans les lieux communs, afin de réécrire joliment ce que la vie nous réserve bien souvent : l'étiolement des relations amoureuses, la difficulté du vivre ensemble, la lâcheté et les maladresses humaines, ou encore le vide existentiel. C'est un cinéma qui se veut résolument réaliste et qui ne serait guère original sans l'élégance et le savoir-faire de Ceylan.


Ce qui caractérise sans doute le mieux le cinéaste, c'est sa foi inébranlable dans les vertus de la mise en scène et son aisance à représenter sur l'écran l'indicible, les tourments ou le malaise de l'existence. Avec Iklimler, il s'y emploie une nouvelle fois mais en prenant une direction opposée à celle entrevue dans son précédent film, Uzak. Une manière, sans doute, pour lui-même de se renouveler. Tout est dit, d'ailleurs, lors de la séquence introductive qui se veut être le parfait contraire de celle de Uzak : le plan large est remplacé par un gros plan sur Bahar, avant de nous laisser voir son compagnon, Isa, seul au milieu de ruines qui symbolisent parfaitement l'état de son couple.


Cherchant moins à prolonger le grand spectacle hollywoodien qu'à ressusciter l'esprit d'Antonioni, Ceylan fait du réalisme l'essence même de son film et le résultat est pour le moins bluffant. Tout sonne vrai, tout sonne juste, dans cette chronique amère que ce soit les gestes, les mots et les expressions, la violence sourde et les non-dits, ou encore l'errance de ces êtres qui semble être retranscrite en temps réel. Les plans sont longs, les mouvements de caméra se font rares tout comme les dialogues, et c'est l'existence même qui semble s'écouler à l'écran, sans fard ni fioriture. Une impression de réalisme renforcée par le choix du casting, puisqu'on retrouve le couple Ceylan dans les rôles principaux. Ce qui demeure un stratagème plutôt efficace afin d'entretenir la confusion entre fiction et réalité. Mais le plus remarquable demeure sans doute l'emploi du numérique qui permet d'octroyer aux images une crudité saisissante. L’image permet alors à Ceylan de souligner les textures et les corps avec plus de relief. La réalité s'impose alors physiquement à l'écran, tout comme les interactions entre les corps et l’environnement (vent, sable, parquet…). Iklimler souligne de cette manière la matérialité des choses ainsi que la fragilité des corps, mettant surtout en relief leur soumission aux épreuves du temps.


On s'en aperçoit rapidement, le temps est au cœur du film et Ceylan se fait un malin plaisir de mettre en relation la nature et les sentiments, les fluctuations saisonnières avec celles du couple : trois saisons sont ainsi traversées pour exprimer à l'écran la lente désagrégation sentimentale : l'été exalte la mélancolie estivale et révèle la présence d'un malaise profond, la fin des vacances correspondant à celle du couple ; la vie se fait automnale lorsque Isa tente de ressusciter les amours mortes auprès d'une ancienne maîtresse, en vain car les sentiments passés sont délavés par le temps ; l'hiver vient sceller la situation, les bonnes intentions d'Isa sont gelées car trop tardives et la neige devient alors le linceul pudique de leur relation. Le printemps n'existe pas dans Iklimler, le renouveau du sentiment semble impossible.


Si Iklimler n'est pas le film de Ceylan le plus maîtrisé, se perdant parfois dans des détours narratifs ou jouant un peu trop sur la lenteur du rythme, il parvient néanmoins à illustrer avec beaucoup de finesse les atermoiements et les états d'âme de ses protagonistes : les gouttes de sueur de Bahar se subtilisent à ses larmes, les teintes grises renvoient à la morosité d'Isa, le jeu sur les focales ou la composition des cadres souligne la vacuité de son existence, tandis que les saillies burlesques (les pieds qui trébuchent au moment inopportun, l'ouverture ou la fermeture des porte qui vient parasiter la déclaration à Bahar) nous révèlent sa dimension pathétique. Plutôt que de céder à la mode du « tout explicatif », Iklimler ne dit presque rien mais fait ressentir beaucoup, les doutes, les craintes, les désillusions et les émotions. Et c'est bien sa capacité à se parer des couleurs de la vie avec peu de moyens, qui fait son infime saveur.


Procol-Harum
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le 13 août 2022

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