Encore une fois, un film est aussi affaire de moments dans une vie, et je n'étais sûrement pas d'humeur pour ce que propose celui-ci quand je décidais un dix janvier, au sortir d'une galerie commerciale d'un des rares immeubles haussmannien de cette ville, un sac de sel rose d'un kilo à la main, de réserver ma place. J'avais besoin de me changer les idées, c'est sûr. J'avais ouï dire que ce film présentait de belle possibilités mais n'avais rien lu de plus que le mince synopsis, ni vu de bande-annonce. En somme des conditions quasi-parfaites pour apprécier un film en solo un mardi en hiver.

La séance commençait à 19H45 et je sortis de la salle vers...Mais la question ne portait pas sur la durée du film, sûrement moindre que celle d'Avatar 2 par ailleurs. Et sortirais-je d'Avatar 2 en me posant autant de questions qu'avec ce film ? Voire m'en poserais-je tout court ? De cela chaque lecteur ou lectrice aura sa réponse. Quant à moi, je n'ai quasiment aucun souvenir du premier. Je me serai donc posé au moins une question: quel souvenir m'aura-t-il laissé. Bref, un film est aussi affaire de moment, donc.

En ce qui concerne Les Banshees d'Inisherin par contre, il est probable que je me souvienne sans effort des sentiments que j'ai éprouvé, de leur absurdité, du sens possible de certaines scènes qui reviendront me hanter pendant ces moments où le vent damné des âmes perdues revient susurrer à votre oreille l'amertume du temps (ce qui n'est pas le cas de tout le monde, parait-il. Mais couramment en ce qui me concerne. C'est effrayant).

Certainement, je me souviendrais de leur âpreté. De l'image d'un homme en manteau noir sur une route bordée d'une nature presque irréelle, son bras mutilé dépassant d'une manche comme le moignon hanté d'un quasimodo celtique, alors que tonnent les fracas d'une guerre alien, de l'autre côté du Styx.

Il y a de cela. D'un effet purgatoire dans ce territoire d'Irlande abandonné de Dieu, ce qui est un comble dans ce pays, au début du vingtième siècle. Et une autre absurdité, on y revient. Car si on doit trouver un sens à tout, il n'y en a parfois aucun à la folie des hommes, et c'est peut-être cela que ce film s'emploie à démontrer.

De cette insanité essentielle, une femme se sauve peut-être, la sœur de Pàdraic, ce personnage au bon cœur que son meilleur ami ne veut soudainement plus voir ,au point de menacer de se couper les doigts de la main s'il lui parle.

Sur le papier cela semble grotesque et, en le retranscrivant, j'arrive à comprendre un critique cinéma, écouté sur le chemin du retour, au casque, qui parlait de l'humour du film, au sens Beckettien de la comédie humaine. Mais je n'y adhère pas. Du moins pas encore. Car je sens qu'il me faudra attendre, quand bien même ai-je pu hoqueter un rire fugace au détour d'une scène ou deux, j'ai longtemps étouffé, pris à la gorge. Car pour grotesque qu'elle soit, cette situation ne me donnait guère envie de rire, et le motif que dessinaient leurs turpitudes m'apparaissait d'une tristesse et d'une cruauté absolues.

Il n'est pas facile de se confronter à ce qui nous meut en tant qu'hommes dans nos relations. Comment une amitié dérape. Comment chacun décide d'occuper le temps qui lui est imparti. Ce qui définit une relation toxique. Un rapport sain au monde. Notre influence sur notre entourage. Notre destin commun.

Alors, quand on racle ainsi le fond de cet obscure tonneau sans fond, apparaissent des ombres; comme celles que convoque Dostoievski, où les innocents payent le prix dans ses romans d'absurdités commises par d'autres. Où il n'y a pas de justice des hommes quand il n'y a plus de raison. Et puis, Bergman, Dreyer. Ce cinéma dont on perd l'habitude et que voilà sous nos yeux, sans qu'on s'y attende. C'est dur, mais c'est bien.

Sur la mise en scène et le réalisateur, je n'avais pas retenu son nom en allant le voir. Je n'étais pas aussi dithyrambique que d'autres sur Bons baisers de Bruges, dont la mise en scène un peu clinquante me laissait un peu froid, en dépit de sa qualité d'écriture. Des affèteries que je ne reprochais pratiquement plus à son film suivant,Three Billboards. Mais quand bien même aurais-je su son nom, rien ne laissait présager ça.

Aucun gras. Une mise en place d'un cadre théorique impressionnant et théâtral, sans perdre en puissance cinématographique.

A cet égard, l'expérience du film à rapprocher de la palme d'or de 2022, Sans Filtre de Ruben Ostlund, que j'ai mis du temps à assimiler. J'en proposerai une critique une autre fois. Quoique que très différente dans leur tonalité, la réflexion qu'il a engendré m'a préparé à celle sur ce film.

Les acteurs et actrices sont très biens. Voire incroyables à bien y réfléchir, dans ce qu'ils proposent. Notamment l'évolution de Pàdraic.

Ces dernières années ont souvent débuté avec de grands films. C'est une bonne habitude. Souhaitons que 2023 nous permette de nous évader, pour encore contempler le monde. Avec les yeux d'un(e) autre.

Swindgen
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le 13 juil. 2023

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