Le combat dans l'île

Avis sur Les Banshees d'Inisherin

Avatar Jduvi
Critique publiée par le

[Critique à lire après avoir vu le film]

Beckett aurait pu signer le scénario. Sur une île imaginaire au large de l'Irlande, deux vieux amis se brouillent soudain. Jusqu'à l'absurde.

Un beau jour, Colm décide de ne plus fréquenter Pádraic, dont il juge la conversation "creuse". Le genre d'explication que le révoqué, un type simple et débonnaire, ne peut pas comprendre : lui n'a pas changé, pourquoi interrompre soudain ce rituel de la Guiness au pub qui met un peu de chaleur au coeur au sein de ce décor austère ? C'est que Colm est hanté par sa fin : violoniste à ses heures, il entend fonder une oeuvre qu'il laissera à la postérité plutôt que de perdre son temps à des échanges "ennuyeux".

Une altercation au pub, alors que Pádraic se lâche sous l'effet de l'alcool, vient expliciter le différend. Pádraic, en effet, n'a qu'une chose à faire valoir, sa gentillesse, qui caractérise aussi sa soeur. Mais la gentillesse n'assure pas l'immortalité : "Qui se souviendra de ta soeur après sa mort ?" lui lance Colm. "Moi !", répond Pádraic, ce qui suscite l'ironie de son vis-à-vis. Pour Colm, mieux vaut utiliser son temps à tenter d'être un Mozart. Même si - la soeur remet en place ce prétentieux - le compositeur se situe au XVIIIème siècle et non au XVIIème.

L'une des grandes forces du film de Martin McDonagh est d'échapper au manichéisme. Chacun des deux hommes a sa beauté : Colm est certes vaniteux, mais il est aussi habité par une certaine grandeur (il s'efforce d'échapper à la médiocrité ambiante) et un vrai courage (lorsqu'il se mutile ou reste immobile dans sa maison dévorée par les flammes). Pádraic est certes limité (il réagit à ce qu'on lui raconte sans recul) mais il est aussi profondément bon (sa ténacité est touchante), l'être qu'il chérit le plus est d'ailleurs une ânesse, animal qui, depuis Bresson, incarne une forme de pureté innocente.

Le drame ne se tient pas n'importe où : c'est sur un îlot que se déclare cette guerre dérisoire, faisant écho à celle, meurtrière, qui sévit sur la "grande île". Une guerre civile laissée hors champ, dont on ne perçoit l'écho qu'à travers la presse ou les détonations qui retentissent de temps à autre. Une brouille aussi insignifiante peut-elle avoir les mêmes conséquences, faire des victimes ? Oui, c'est ce qu'est chargée d'annoncer une banshee, oracle auquel croient les gens du cru. La vieillarde vêtue de noir aux allures de grande faucheuse, sortie tout droit d'une tragédie de Shakespeare, annonce deux morts à venir. Ce sera une ânesse et un idiot.

Ainsi Martin McDonagh parvient-il à rendre sensible l'absurdité des conflits humains en se basant sur le fait le plus banal, une brouille entre amis. Banal sur la grande île sûrement, pas sur Inisherin. Sur cet îlot replié sur lui-même, la chose passionne bien plus que la guerre au loin. Ici, "ça ne se fait pas" de se brouiller ouvertement. On peut frapper son fils et le violer, les gens s'en accommodent, mais faire éclater un conflit au grand jour ? Voilà qui fait jaser.

McDonagh s'en donne à coeur joie pour camper cette société frelatée sans aucun enfant ni couple qui s'aime, où les occupations se limitent aux champs, à l'église et au pub. Un monde en vase clos où le qu'en-dira-t-on règne en maître, à l'image de cette épicière qui demande des "événements" et ouvre le courrier qu'elle doit transmettre, ou encore de ce duo au pub, sorte de Dupont et Dupond qui représentent le bon sens populaire. La sexualité s'y limite à la masturbation : la timide tentative du benêt Dominic pour obtenir les faveurs de Siobhán, la soeur de Pádraic, est si incongrue qu'elle la met en rage. Les animaux sont bien plus fréquentables : l'ânesse que Pádraic laisse entrer dans la maison ou le chien de Colm qui s'empare comiquement de la cisaille pour éviter un drame à venir.

Siobhán semble être la seule personne sensée sur cette île. Plus instruite puisqu'elle lit beaucoup, elle aimerait échapper à la sclérose de ce petit monde, mais il y a cette gentillesse qui la porte à veiller sur son frère. Elle finira pourtant par s'y résoudre, devant la folie ambiante, invitant son frère à le suivre. Mais qui s'occupera des animaux, rétorque le bon Pádraic pour qui ceux-ci comptent autant sinon plus que les humains ?

Folie, oui : McDonagh fait monter la sauce, avec ce défi irréel que lance Colm à son ex-ami, "si tu m'adresses de nouveau la parole, je me couperai un doigt. Si tu réitères encore, les quatre autres". Merveilleuse idée scénaristique, qui donne une force nouvelle à l'intrigue. Car, bien sûr, Colm était tout ce qu'il y a de plus sérieux : il le fait, jette le doigt sur la porte. Voilà qui calme un peu les ardeurs amicales de notre Pádraic, jusqu'à ce que son copain Dominic lui révèle que Colm ne l'a jamais trouvé aussi intéressant que lors de la rude confrontation au pub. C'est donc ça, il faut que je sois méchant alors, se dit notre gentil. Il commence par faire croire à un étudiant en musique que son père est mort, pour l'éloigner de Colm : un geste qui déçoit le seul ami qui lui reste, Dominic le simplet qui, lui, était sensible à la bonté de notre homme. Pas facile de contenter tous ses amis...

Face à Colm, le naturel revient au galop et Pádraic ne tient pas son rôle bien longtemps : après avoir débarqué en trombe chez lui, il ne tarde pas à se radoucir et à se réjouir que le nouveau morceau de son ami soit achevé. Le titre de l'oeuvre, qui est aussi celui du film, ne renvoie à rien, aussi absurde que la tournure que prend cette brouille : Colm l'a juste choisi pour l'allitération en "sh"...

Puisque ce damné Pádraic ne comprend toujours pas, plus qu'à finir la besogne : la folie du laconique bonhomme est décidément réjouissante. Mais là, surgit une faiblesse scénaristique : l'ânesse chérie de Pádraic s'est empoisonnée en consommant les bouts de doigt ! Le caractère létal d'une telle ingestion m'a paru invraisemblable.

Depuis le début de la brouille, Colm était rongé par la culpabilité : un jour il déclarait à Pádraic qu'il s'était montré trop dur avec lui la veille, un autre il prenait en charge son ancien ami lorsque celui-ci s'était fait tabasser par le flic, un autre encore il se rendait à confesse malgré son aversion pour la religion. En se coupant les doigts il se croit quitte vis-à-vis du répudié pour la peine qu’il lui a faite. Mais la perte de l'ânesse appelle vengeance : Pádraic mettra donc le feu à la maison de son ex compagnon. Dans une scène finale, on retrouve les deux sur la plage face à la mer. Pas moyen de sortir du problème ! On est vraiment dans En attendant Godot.

Formidable histoire, qui parvient à dire beaucoup sur les liens entre les êtres, le dilemme qualités de coeur / de tête, les effets délétères de l'enfermement insulaire (exprimé par les petits murets typiquement irlandais), l'angoisse de la mort, le conformisme social... Tout cela avec une belle singularité.

Mais il y a deux hic. Un petit et un gros.

Le petit, c'est que McDonagh a tendance à appuyer ses effets : la vieille sorcière à la limite du ridicule, le gros plan sur la main sanguinolente qui ne s'imposait absolument pas, les couchers de soleil à se pâââmer, les inévitables mouettes pour annoncer un plan sur le port... Notre homme n'est pas toujours subtil dans sa réalisation.

Le gros hic ? L'image. Rien trouvé sur SC là-dessus, ce qui ne lasse pas de m'inquiéter. J'ai même lu qu'elle était très belle. Pour moi, c'est une image passée à la moulinette de l'ordinateur : trop nette, trop contrastée en couleurs vives, trop lisse. En un mot : artificielle. (Exactement le même phénomène qu'en musique, où toutes les voix sont passées à l'autotune, ce qui produit ce son de machine insupportable.) Il n'y a qu'à voir la scène de l'incendie de la maison : on voit clairement que les flammes ont été faites à l'ordinateur. Le genre de truc qui me fait sortir immédiatement du film. Influence des studios hollywoodiens, en particulier de Disney qui distribue le film ? Je constate le même problème dans le récent Nope (dont certains, là encore, vantaient l'image), mais aussi dans tout un tas de films américains, même chez de vrais auteurs comme Scorsese (Shutter Island) ou Nolan (Dunkerque). Moins dans le cinéma français, même si certains, bien sûr, s'alignent sur le standard états-unien.

Incompréhensible, en tout cas, à mes yeux, qu'un projet aussi original dans son scénario soit porté par une image aussi standardisée.

Alors, comment évaluer ces Banshees ?

- 8 pour le scénario (la Mostra de Venise ne s'y est pas trompée) et l'interprétation (Colin Farrell formidable, également récompensé à Venise).

- 6 pour la réalisation.

Une moyenne de 7 donc, impuissante à traduire les sentiments contradictoires que suscite en moi le film. Tant pis.

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