Avoir vingt ans à Nanterre. Avoir vingt ans aux Amandiers, en 1986, sous la direction de Patrice Chéreau et de Pierre Romans : pour les jeunes acteurs de l’époque, c’était un rêve, les Amandiers. C’était le Graal. C’était le centre de l’Europe, ce théâtre, vivier vivace de futurs grands talents à nul autre pareil. Valeria Bruni-Tedeschi faisait partie de la troupe de cette année-là avec Jaoui, Perez, Todeschini, Denicourt, Ionesco et d’autres encore (et qu’éventuellement on pourra déceler dans le portrait de certains personnages). Ce sont les souvenirs de son passage aux Amandiers, plus de trente ans après, qu’elle met en scène aujourd’hui dans ce film vibrionnant qui sait capter, à merveille, l’esprit frondeur et foutraque qui animait alors les années Chéreau.

Pour ça, Bruni-Tedeschi y va franco, n’enjolive rien, décide de tout montrer des répétitions (autour du Platonov de Tchekhov) et de ce temps d’avant plus effronté, plus insouciant. Les joies, les échecs, les coucheries, les sales caractères, la violence parfois, la drogue souvent, le Sida soudain. Le film aurait sans doute plu à Chéreau, qui sait, parce qu’ici on est constamment dans le mouvement, la fièvre de vivre et la fureur d’aimer. Et qu’il pourra rappeler l’expression d’un certain cinéma français du début des années 90 qui parlait aussi de vie brûlée, de génération Sida et de liberté, et habité justement par cet "esprit Chéreau", intense et angoissé, du genre Les nuits fauves, N’oublie pas que tu vas mourir, J’embrasse pas

Le scénario sait imbriquer un intime recomposé (Stella, alter ego de Bruni-Tedeschi) à un regard ravageur sur le métier d’acteur, sur ce qu’est de jouer, de valser entre illusions et désirs, imprévus et rigueur, mise à nu et mise en danger (il faut les voir ces apprentis comédiens, lors des auditions, balancer leurs tripes sur les planches, tout oser, tout cracher, tout donner d’eux comme si leur vie en dépendait). Il entremêle également l’humour au tragique, la lumière aux ombres, confrontant, dans un tourbillon de rires et de cris, cette jeunesse qui s’agite, veut flamboyer à la vie à la scène, aux réalités de l’existence, aux failles et douceurs de chacun. Et Bruni-Tedeschi la filme comme en urgence, de peur de la manquer, de ne plus se rappeler peut-être.

Mais surtout ne pas la célébrer, ne pas l’idéaliser, non, hors de question, plutôt la saisir en entière, côté pile, côté face, grisante et agaçante à la fois. En un superbe écho à la bande de jadis, elle a recréé une troupe de jeunes acteurs épatants tout en énergies et alchimies, et de laquelle Nadia Tereszkiewicz, qui irradie, et Sofiane Bennacer, qui dégage, s’extirpent en beauté. Et puis il y a Louis Garrel, génial en Chéreau magnétique à mort, despote et diva, que Bruni-Tedeschi ne se prive pas d’égratigner ("Il aurait détesté être représenté comme un metteur en scène bien élevé"), et parce qu’on est sans pitié, parce qu’on est toujours plus dur avec ceux qu’on aime.

D’ailleurs on aurait préféré davantage de séquences le montrant au travail, dirigeant avec ardeur, modelant la glaise des corps et du jeu, se dévouant, piquant une crise, et un peu moins celles avec Stella et Étienne, l’écorché vif à la Patrick Dewaere (c’est à lui qu’on pense, tout de suite, ou peut-être à Thierry Ravel ?), qui s’éprennent moi non plus sur fond de passion, de jalousie et de piquouzes. Tant pis. Pas grave. Parce que le film déborde de ces instants forts, généreux, où il fait coïncider, percuter l’ivresse de la scène à celle des jours dont il faudrait jouir sans cesse, et c’est passionnant, c’est électrisant. Des fois maladroitement excessif, oui, sans doute, ou excessivement maladroit, mais qu’importe. Le principal, c’est que ça vit.

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mymp
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le 18 nov. 2022

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