[Critique à lire après avoir vu le film]

C'est toujours une preuve de courage et de conscience artistique de se risquer à changer de registre après un gros succès. La loi de Téhéran avait impressionné bon nombre de cinéphiles, qui attendaient avec gourmandise le nouvel opus de Saeed Roustaee. Ce Leila et ses frères les aura peut-être, comme moi, décontenancés. Et peut-être, comme moi, finalement conquis.

Un thriller social mettant en jeu des personnages face à une situation dramatique, observant leurs réactions, mettant en exergue le dilemme moral que pose cette situation ? Le nouvel film de Roustaee aurait pu être signé Asghar Farhadi : on trouve d'ailleurs dans le rôle de Leila l'excellente Taraneh Alidoosti, héroïne des Enfants de Belle Ville, l'une des réussites de Farhadi.

Saeed Roustaee s'en écarte toutefois, notamment par sa maîtrise des scènes de foule : qu'on se remémore la descente de la police dans un bidonville, ou encore la première scène dans la prison, que donnait à voir La loi de Téhéran. Le film s'ouvre justement sur l'une de ces scènes : après un plan fixe sur un vieil homme, nous voici dans une usine qu'un escadron de flics évacue avec rudesse. S'ensuit des heurts entre les forces de l'ordre et les ouvriers, qui n'ont pas été payés depuis 6 mois (ah oui, quand même !). Uniformes noirs contre gilets... non, contre casques jaunes. Dans le tumulte, la caméra s'attache à l'un des ouvriers, qui s'avèrera être Alireza, l'aîné de la fratrie. Apeuré, il fuit, non sans s'être fait rappeler à l'ordre par l'un des manifestants, qui lui reproche sa couardise. Ce sera son trait archétypal.

En un montage alterné, on suit également le vieux qui se joint à une cérémonie d'hommage au "parrain" de son clan - exclusivement masculine. Qui sera désigné successeur ? Esmail ne se sent pas les épaules mais le désire ardemment. Il a un atout pour lui : il est le plus âgé.

Enfin, quelques plans nous présentent Leila en consultation médicale. Leila a mal au dos. On peut même dire que, déjà, elle en a "plein le dos". Ce qui va suivre ne va pas alléger ses souffrances...

Un frère aîné faible et lâche, un père avide de reconnaissance sociale, une fille qui porte sur elle tout le poids de la famille : tels sont les trois personnages principaux, brillamment présentés dans cette scène d'ouverture, avant que le titre du film apparaisse. Les autres frères vont venir s'agglomérer à eux.

Et quels frères ! Farhad est une feignasse, qui ne pense qu'à sculpter son corps. L'obèse Parvid n'a rien dans le ciboulot, juste bon à jouer les M. Pipi et à procréer (surtout des filles, ce qui aggrave son cas). Manouchehr semble un poil plus malin, mais il passe son temps à monter des escroqueries foireuses. (Petit problème de crédibilité : on peine à les voir en frères tant leurs physiques sont différents.)

A travers ses personnages, Saeed Roustaee dresse un portrait féroce du mâle iranien : vaniteux et égoïste (le père), lâche (Alireza), fainéant (Farhad), stupide (Parvid), adepte des petites combines (Manouchehr). Et surtout naïf, aisément manipulable, comme tous les máles de cette histoire. Cette famille est une allégorie du pays tout entier, empêtré dans les traditions religieuses, qui ne peut donc compter que sur les femmes, lucides et intelligentes, pour s'en sortir. "Voilà ce qui arrive lorsqu'on laisse la conviction prendre la place de la réflexion", lance en substance Leila à Alireza. Encore faudrait-il qu'on leur laisse une place : Leila est sans cesse remise à la sienne. Ainsi, lorsqu'il s'agit de se rendre à un rendez-vous pour conclure un coup en or, Leila est-elle invitée à rester à la maison. Et, lorsqu'il s'agira d'acheter la boutique, il ne sera même pas question que ce soit à son nom. Les femmes invisibilisées mais qui dans l'ombre mettent la société en mouvement : Un héros, le dernier opus de Farhadi, lui primé à Cannes, nous montrait déjà cela...

Le père pas plus que sa femme n'étant à la hauteur, c'est Leila qui assume le rôle de chef de famille. N'est-ce pas pour cela qu'Esmail a torpillé la seule liaison sérieuse qu'elle ait eue, ce qui l'aurait éloignée du cocon familial ?... Leila accepte cette charge : elle voudrait tirer tout ce beau monde de la mouise, mais elle ne peut compter pour cela que sur Alireza, le plus intelligent mais qui a surtout envie de fuir cette famille. D'où la scène, un peu longue, où elle le convainc de s'impliquer.

Justement, une opportunité se présente : les WC de la boîte où Leila travaille, où officie aussi son frère Parvid, doivent être transformés en boutique et sont à vendre. Bon, avec une telle bande de bras cassés le spectateur se demande constamment comment l'affaire pourrait générer du cash... Quoiqu'il en soit, la fratrie se soude autour de ce projet, portée par l'énergie jamais démentie de Leila. Mais il faut de l'argent...

Chacun met ses économies, ou vend ce qu'il a, qui son appartement, qui sa voiture, mais il en manque encore beaucoup. Miracle, le patriarche possédait 40 pièces d'or ! Le noeud du drame, c'est que ce vieux grippe-sous entend en faire un autre usage puisque Bayram, fils du parrain défunt, lui a proposé de prendre cette place, ce qui implique, selon la coutume, d'être le plus généreux donateur au mariage de son fils (vous suivez ?). Bien sûr, toute la fratrie voit le stratagème de la part d'un Bayram dont la famille a toujours méprisé celle d'Esmail : la flatterie contre l'argent. Mais le bonhomme reste inflexible. Saeed Roustaee parvient parfaitement à nous faire ressentir l'agacement, la révolte même, que peut susciter le vieil entêté de la part du clan.

Un clan par ailleurs déchiré : le père n'a pas confiance dans ses enfants, il veut voir de ses yeux que le dernier né est enfin un fils, puisqu'on lui a menti par le passé ; il vérifie aussi qu'on a bien donné à ce fils le prénom qu'il voulait, alors qu'il ne sait pas lire ; il fouille son propre fils qui a cherché à lui voler des oeufs et des saucisses ! Ambiance. Mais les frères entre eux se battent aussi, cf. cette scène formidable de bagarre, où Farhad veut récupérer son passeport dans une mallette qui finalement ne contient que des sucreries.

On peut presque comprendre la famille de Bayram : ce petit monde est tellement minable... Leila et ses frères, c'est une sorte de Parrain du pauvre : ce clan n'est pas constitué de mafiosi sanguinaires mais de pieds nickelés dérisoires, à l'image du patriarche, par lequel s'ouvrait le film.

Dérisoires, mais aussi touchants : telle est la force du film. Car, dans les moments heureux ou durs, ils parviennent à faire bloc : Farhad, lorsque le besoin se fait pressant, donne cette fois de son plein gré son passeport à son frère. Les quelques scènes légères du film témoignent aussi de cette solidarité : la scène de la photo avant le mariage, celle où ils s'habillent en se prêtant leurs affaires, celle surtout où ils regardent Manouchehr partir à l'aéroport.

Seule Leila est dure comme le diamant : elle ne se laisse pas attendrir comme ses frères, refuse de se faire manipuler par le larmoyant Esmail. Mais Alireza, qu'elle a appelé à l'aide, refuse d'utiliser l'argent de son père contre son gré. Là aussi, le film se montre subtil car l'argument d'Alireza est noble : "peut-être que c'est stupide mais c'est son argent". Qu'à cela ne tienne, Leila va manipuler les autres frères Dalton (même si, ici, Joe serait plus Leila qu'Alireza) pour conserver les 40 pièces alors que toute la famille se rend au mariage.

La scène est l'un des grands moments du film. Elle fait éclater l'hypocrisie de la famille de Bayram qui flatte tant et plus le vieil Esmail, aux anges, ivre de vanité. Scènes d'allégresse où tout le monde danse, dans un faste ahurissant, tandis qu'en coulisse on s'active pour enregistrer les dons, en les gonflant pour faire monter les enchères. Pouah. Leila a subtilisé les pièces mais, puisqu'en Iran les femmes doivent toujours agir en coulisses, c'est à Alireza d'affronter le redoutable Bayram. Le lâche frère aîné va pourtant monter courageusement au front, début d'une conversion. Lorsque le titre de parrain est retiré à Esmail au profit de son concurrent qui le toise, l'effarement et la désolation qui s'emparent de son visage sont un autre moment émouvant du film. On sait qu'en Orient, rien n'est pire que de perdre la face ; l'Iran ne fait pas exception.

Alireza, qui a découvert la manipulation dont il a été l'objet, finit par accepter toutefois d'utiliser les pièces pour acquérir la boutique. Puis tente de vendre le projet à Esmail, ce qui donne lieu à une scène très drôle où ils essaient de lui faire imaginer une boutique alors que les clients sortent des toilettes sous les bruits de chasse d'eau ! "Vous avez troqué mon titre de parrain contre un chiotte" lance-t-il, hargneux. Le roublard avare a plus d'un tour dans son sac : il prétend que l'appartement a été hypothéqué pour obtenir les pièces d'or. Là, la stupidité des frères, lestée de leur sensiblerie, atteint des sommets : car, argumente Leila, la situation serait la même s'il avait donné ses pièces à Bayram ! Imparable, non ? Malgré tout, les frères décident d'annuler le contrat pour récupérer les pièces.

Nouveau rebondissement : le produit de la vente ne permet plus de récupérer les 40 pièces car leur cours s'est envolé, sous l'effet d'un simple tweet de Donald Trump ! Roustaee ne se prive pas, ici, de dénoncer le système économique qui régit la planète, mettant tout un pays à la portée des caprices d'un échevelé.

Surprise, le père finit par suggérer, à la stupeur de tous, d'"annuler l'annulation" pour garder la boutique ! C'est là que Roustaee charge un peu trop la barque (après une superbe scène où d'envoûtantes créatures s'engouffrent dans un magasin sous les yeux de la fratrie assise sur des marches) : car Manouchehr était entré dans la combine proposée par son colocataire, le voilà ruiné. Un peu too much cette fois, mais comme ce rebondissement génère la belle scène de l'aéroport, ne nous en plaignons pas trop.

Ce n'est pourtant pas encore tout, car Leila révèle à ses frères la supercherie de leur père : il était en fait propriétaire de l'appartement, l'hypothèque étant un mensonge pour les attendrir. Leila explose, insulte sa mère et donne une gifle à son père. La subversion absolue, qui met en rage Farhad : insulter sa mère n'est pas très grave, mais porter la main sur le père est un crime... Roustaee suggère qu'il faut peut-être aller jusque là pour secouer cette société totalement sclérosée par les traditions et la bienséance.

Enfin, l'épilogue : la mort du père. Leila s'avance vers lui comme un fauve, alors qu'Alireza est effondré. La jeune femme, qui avait ouvertement souhaité cette mort, peut alors s'abandonner à lâcher une larme. Pleure-t-elle sur son père, ou sur le gâchis qu'il a généré par l'ineptie de son éducation ? Au spectateur de décider.

***

Outre son interprétation impeccable (mention spéciale à Saeed Poursamimi qui incarne Esmail), la grande force de ce Leila et ses frères est de nous faire ressentir l'impasse où se trouve chacun des personnages, sans pour autant les condamner : le spectateur a de l'empathie pour chacun, même le vieux père pitoyable. Si le film est un peu long, travers aussi de La loi de Téhéran, c'est par la durée de certaines scènes dialoguées (je pense à celles entre Leila et Alireza), et par l'abus de péripéties. Mais d'autres scènes annexes se justifient : le coup de foudre (réciproque ! un truc qui n'arrive qu'au cinéma) d'Alireza pour sa voisine montre le besoin constant d'évasion de l'aîné de la fratrie. Cette expérience l'aura changé : on le voit refuser l'aumône de son usine, brisant la vitre de la porte. Lui qui avouait à sa soeur avoir peur de tout ("même du succès de cette entreprise"), il sera le seul personnage véritablement transformé.

Tout se justifie sans doute, mais le gâteau finit par être un poil bourratif. C'est l'un des rares reproches que l'on peut adresser à ce film captivant. Roustaee changera-t-il encore de registre pour son prochain film ? On attend avec gourmandise la réponse.

Jduvi
8
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le 18 sept. 2022

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Jduvi

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