Entrer dans l’Histoire peut se faire au prix de quelques malentendus. Représentant prestigieux du néoréalisme italien avec Rome, Ville ouverte de Rossellini, Le Voleur de bicyclette est le plus souvent salué pour sa dimension quasi-documentaire, parfois au détriment d’une portée plus universelle.


Il faut évidemment saluer la manière dont il inaugure et synthétise les principes d’un tel mouvement : pour rendre prégnante sa plongée dans la précarité du peuple italien d’après-guerre, le cinéaste opte pour une esthétique entièrement inféodée au réel : tournage dans des décors naturels sans aucun recours au studio, acteurs non professionnels et intrigue au plus près du quotidien composent la quintessence de ce film qu’on pourrait presque apparenter au reportage. Et sur ce seul premier critère, l’œuvre est déjà une réussite, reflet contemporain pour l’époque, voyage dans le temps aujourd’hui d’une ville en pleine effervescence qui se structure autour de deux forces antagonistes : la profusion et le manque. Profusion dans ces rues bondées, ces foules qui alimentent la fourmilière dans laquelle chacun semble jouer son rôle, dans ces étalages d’objets (les draps, par exemple, et plus tard, bien entendu, toutes les bicyclettes offertes à la convoitise coupable du protagoniste) ou de tentations à la carte d’un restaurant. La société est organisée, et a distribué les fonctions. Malheur à celui qui perdra son rôle ou oubliera sa partition. C’est tout le principe de ce drame qui montre la quête modeste, par un humble travailleur, d’une place à occuper. La première partie, qui dresse le portrait de la cellule familiale, se fait sous l’égide de la tendresse et de la fierté, avant que le vol du vélo ne fasse du père un paria qui tentera par tous les moyens de rejoindre le flux. Un mouvement par ailleurs anonyme et effrayant, dans lequel le voleur initial se noie facilement, et qui peut voir la marée des citadins se fermer autour de lui pour faire bloc contre la victime. La foule est un opposant impitoyable pour celui qui a été reconnu comme étant à sa marge, en témoigne les croyants dans l’Église, les hommes du quartier ou les passants autour du vélo volé. C’est le groupe social qui a compris la violence sur laquelle se tresse le tissu social, et qui va précisément innerver le douloureux parcours initiatique du père, tenté par une réponse identique pour se réintégrer : le harcèlement, l’agression, la gifle au fils et, enfin, le fameux vol éponyme.


La valeur naturaliste du film est donc indéniable, mais n’explique pas à elle-seule l’accès du film à la postérité. Car le récit d’apprentissage se double d’un autre regard, celui du fils, qui va permettre d’accroitre la portée humaniste sans jamais tomber dans la mièvrerie propice à ce type de développements. La question du regard, essentielle, traverse toute cette modeste odyssée : celui de l’épouse, qui croit, avec fierté, voir un policier lorsque son mari met sa casquette, et du fils qui va osciller entre l’admiration, la crainte, le sourire d’une parenthèse au restaurant et le partage douloureux d’une honte qui devrait être réservée à son jeune âge. De Sica parvient ainsi à isoler des anonymes dans cette fameuse foule, et à les incarner avec une force qui dépasse largement la question sociale propre à une époque. Un père qui doit faire partie du monde, un fils qui pourrait être celui qui se noie, et un binôme qui se fond dans la foule à la faveur d’un final qui, sur le plan du récit, n’a strictement rien résolu. Père et fils, unis tel un couple qui s’éloigne à la fin des films de Chaplin, partageant avec celui des Temps Modernes sa précarité, et qui accèdent à une dimension universelle. Si Charlot proposait le sourire comme arme, ce sont ici les larmes qui les rendent, face à l’avenir incertain, aussi fragiles qu’invincibles.


(8.5/10)

Sergent_Pepper

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