Le Vent se lève
7.3
Le Vent se lève

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2013)

Comme le souffle l’ingénieur italien à Jiro : il faut toujours « préférer un monde avec des pyramides », un monde où les rêves deviennent tangibles et où la beauté n’a rien d’utopique.


En apparence, Le vent se lève rompt avec les fantasmagories auxquelles nous avait habituées son auteur jusque-là. Ici, c’est l’imaginaire d’un enfant rêvant de devenir pilote de chasse, qui se substitue aux fééries de Chihiro ou même de Ponyo, et renoue d’une certaine manière avec l’évocation historique de “Porco Roso”. Pourtant, le jeune Jiro Horikoshi a tout du héros ultime pour Miyazaki : l’homme qui dessina les avions de chasse Zéro, pour le compte de l’armée impériale japonaise, est un personnage complexe à la morale ambivalente, un travailleur infatigable qui amène par ses ferveurs une variété d’interrogations et d’hésitations auxquelles l’auteur ne nous avait plus habitués depuis longtemps. Comme tous les grands derniers films – ou considéré comme tel – celui-ci a quelque chose de cumulatif, prolongeant des enjeux parsemés depuis Le château de Cagliostro (1978) ; dévoilant des peurs que Miyazaki avait reléguées derrière le masque enfantin de ses personnages, Sophie, Mononoké et autres Totoro...


Le fameux “vent” dont parle Miyazaki, c’est la vitalité créatrice de Jiro qui le pousse à concevoir le plus majestueux des avions, même si cela revient à servir le bellicisme impérial. C’est la promesse de bonheur qu’incarne Naoko, même si cela se fait au détriment d’un état de santé déjà précaire. C'est ériger des pyramides pour l’éternité, même si cela implique des fondations construites sur le corps des esclaves. C’est l’appel de la vie, celui-là même qui nous rapproche un peu plus de la mort, que le célèbre vers de Valéry traduit parfaitement : “le vent se lève, il faut tenter de vivre”. En reprenant à son compte ce paradoxe, Miyazaki oppose le vent à l’avion, la vie au rêve, pour mieux confronter la réalité à l’art, le dévouement de l’artiste à l’égoïsme de la création.


Mais avant d’en arriver là, c’est la grande Histoire qu’il accroche à la petite, enlaçant avec fluidité les étapes de développement de son pays, usant habilement du montage pour questionner l’évolution du Japon moderne. Des années 10 à la veille de la Guerre du Pacifique, en passant par le tremblement de terre de Kanto, Miyazaki dresse un contrepoint à la technologisation galopante du pays, et à son implication dans les joutes de pouvoir internationales. Une démarche, cela dit, qui ne s’avère jamais pesante ou didactique grâce à une mise en images éprise d’élégance. Ainsi, l’émergence du nazisme va être finement illustrée par des éléments stylistiques propres au film noir (obscurité grandissante, ombre portée sur les murs...) ; quant au chaos qui guette le monde et plus particulièrement le Japon, il est évoqué à travers des références tirées explicitement de La Montagne Magique de Mann (le refuge hors du temps, le personnage de Castorp). Malgré la présence de fâcheuses longueurs, le génie du maître est une nouvelle fois à saluer, comme lorsqu’il exploite le pouvoir évocateur du son pour souligner le drame humain : les bruits émanent des avions, des explosions ou du tremblement de terre, proviennent tous de voix humaines. C'est le cri de douleur de l’humanité qui résonne alors à l’écran, ravageant notre imaginaire par son irrésistible pudeur.


Seulement, Miyazaki n’accentue pas la dimension mélodramatique du récit, ni sentimentale ni guerrière, il se contente d’en évoquer les effets pour mettre en balance l’acte créatif et les sacrifices qui l’accompagnent. Tout le récit sera donc vu à travers la conscience de Jiro, volontiers aveuglée par sa quête, mais gagnée peu à peu par un éveil mélancolique. Pour nous le rappeler, d’ailleurs, Miyazaki n’hésite pas à souligner la myopie qui touche son personnage : sans ses lunettes, le jeune homme voit floue et n’est guère clairvoyant, comme nous l’indique ce préambule où des bombes anticipatrices menacent déjà ses innocents rêves d’enfant.

La mort, comme dans le poème de Valery, est partout : elle accompagne le tremblement de terre ou le largage des bombes, elle frappe les militaires ou les civils, les êtres honnis ou adorés, elle annonce la fin inéluctable de toute chose, comme celle du cinéaste que l’on devine lors de ce final au cours duquel retentissent les “arigatô” de Jiro. Comme il a pu le faire dans ses autres films, Miyazaki pose une nouvelle fois la question de l’appréhension de la mort : regarder la mort en face, c’est refuser de se soumettre à ses propres angoisses, c’est être capable de “voir” la véritable beauté du monde.


Une capacité permise par le vent, bien sûr, lorsqu’il invite à voir et à s’émouvoir de Naoko (dans le train, sur la route du sanatorium), ou tout simplement lorsqu’il convie Jiro à ne plus regarder le monde en aveugle (le regard qui se détourne de l’essai de l’avion de chasse). Si le combat contre la raison militaire semble perdu d’avance, nous dit le cinéaste, il n’en est pas de même pour celui livré contre l’individualisme ou le repli sur soi (autistique, artistique). C'est-ce que l’on devine à travers la scène la plus mémorable du film, lorsque le mariage entre les amoureux est célébré : Jiro découvre enfin “quelque chose de beau”, en tendant la main vers Naoko, en voyant celle qui sera toujours plus belle que ses rêves de métal. Une pyramide orne désormais son univers.

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le 11 mai 2022

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Procol Harum

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