Si Dieu veut, demain soir on est dehors.

On ne sait si Dieu pèse sur la destinée de ces prisonniers lancés dans l'entreprise d'une évasion collective. Son créateur Jacques Becker y jeta en tout cas toutes ses forces jusqu'aux dernières,
pour donner naissance à une oeuvre d'une rare intensité qu'il ne vit pas achevée.
Il succomba un mois avant sa sortie, donnant lieu à cet émouvant hommage en l'ouverture du film, nous laissant à penser qu'il n'est pas responsable du montage final. . .


Sorti le 18 mars, soit deux jours après A bout de souffle, le succès se refusa à lui, autant que le prestige de son camarade de promo. C'est qu'il n'avait pas le parfum du scandale d'une interdiction aux moins de dix-huit ans, la jeunesse insolente était davantage dans l'air du temps que l'authenticité rustique de Jean Keraudy. Il déchaîna tout au plus l' ire de de grincheux croyant y voir une apologie de la racaille.


Deux qualités le hissent pourtant à la hauteur de chef d'oeuvre.
Il dépasse son sujet initial de stupéfiante reconstitution de l'univers carcéral et d'un processus d' évasion à l'ancienne. A l'instar de Renoir ou Hawks, il rend hommage à des hommes au travail, ces gens de peu qui gagnent de leurs mains leur liberté, leur dignité. Beaucoup sont épatés par l'ingéniosité, l' habileté du personnage incarné par Jean Keraudy. Il y a comme un hommage anthropologique à l' espèce humaine et ses capacités à trouver des solutions, vaincre l'impossible.


Mais ces taulards, dont les crimes sont tus ( à l' exception du néophyte Gaspard ) sont avant tout des êtres humains, n'en déplaisent aux grincheux, devenus camarades par huis-clos forcé, qui se métamorphosent, Gaspard le premier, en "amis" sincères, admiratifs, profonds, indéfectibles ( ou pas ) unis autour de ce projet plus grand qu'eux, trouer sols, murs, creuser tunnels pour retrouver le "dehors". La cellule au sens physique du terme les rapprochent en une famille d'élection dont Roland serait le Père tranquille et déterminé, Manu le Rebelle, le méfiant serait la Mère, Geo le fils mauvais esprit qui contre toute attente va nouer notre gorge d'émotion. Monseigneur est le frangin toujours partant, liant tout le monde de sa douce camaraderie et pourtant si terriblement solitaire ( "le secret dans la vie c'est pas de femmes... ni d'hommes non plus" ). Gaspard enfin est l' enfant prodigue, le petit garçon grandissant au contact de ses pairs.


Rarement un dispositif cinématographique n'aura rendu les personnages aussi tributaires les uns des autres. Dans le sillage de la belle mécanique du processus, Becker accorde une importance considérable sans jamais la souligner aux liens tissés à cette occasion. Comme si la dignité de l' homme ne pouvait s'atteindre qu'en participant à une entreprise le dépassant.
Et puis il y a ce moment troublant où Gaspard s'adresse à Manu, comme on peut s'adresser à quelqu'un à qui l'on avoue son amour. Au delà de l'amitié virile, autre chose encore semble se jouer ici. La cellule de la prison accouche d'un nouveau Gaspard, se révélant à lui même son homosexualité refoulée ( "jamais je ne me suis senti aussi bien dans ma peau"). La prison comme une issue à ce qui l'y a conduit: ses difficiles relations avec les femmes.
Cet aveu est peut être aussi celui de Becker filmant avec amour les beaux corps aux muscles saillants sculptés par le travail, de ses prisonniers. Leurs silhouettes emplissent l'écran. Leurs gestes de tendresse les uns envers les autres font de cette cellule un cocon au cœur de la tension.


L'autre qualité adjacente de ce film est sa radicalité.
Aux jeunes cinéphiles en herbe à qui je l'ai projeté, j'ai demandé leur impression sur les acteurs, leur jeu.

Nous évoquâmes quelques moments surjoués, dont l'un provoqua un petit fou rire incontrôlable, puis je leur révélai le pots aux roses: ce sont des non-professionnels, emmenés par un ex taulard dont c'est en partie l' histoire.


Becker voulait donc, à l'instar de Bresson, atteindre une vérité sur l' univers carcéral, qui fait mouche. Un "remake" de ce film en l' état me semble impossible, bien que de très bons films ont été, ou seront "refaits", à commencer par cette autre histoire de la camaraderie, les sept samurais. La prison de cette époque quoiqu'on en pense était "humaine", sa sécurité reposant uniquement sur la vigilance et la perspicacité de ses gardiens. Qu'en serait -il aujourd'hui? La prison technologisée, et les hommes animalisés, comme dans "Un Prophète" ? L'évasion à la "Ocean's eleven", avec force gadgets, et un froid professionnalisme de ses protagonistes?

Je m'avance effectivement, mais je cherche désespérément la singularité de ce film qui continue de m' obséder, comme si malgré son caractère épuré, il ne m'avait pas encore livré tous ses secrets.


Il y a ceci enfin qui me turlupine: pour le sauver d'un échec commercial, le producteur après la mort de Becker aurait raccourci le film de vingt-quatre minutes. Quelle version ai-je vu ? si c'est la version courte, je me demande si le film n'est pas mieux ainsi, échappant à son créateur, pour mieux atteindre son but: le cœur des hommes.


Ps: Au fait les "gars", une question: votre copine, elle vous perce les points noirs après l'amour?

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le 8 mars 2017

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PhyleasFogg

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