Individualité et nationalité. Deux faces d’une même pièce constituant deux des principaux axes abordés par la filmographie de Marco Bellocchio. Après « Buongiorno, notte » (2003) et « Vincere » (2009), le cinéaste scalpe à nouveau l’histoire italienne dans sa dernière fresque : « Le Traître », revenant sur la vie de l’ex-mafieux Tommaso Buscetta qui, durant les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, trahira sans réserve son serment envers la Cosa Nostra. Décryptage de la nébuleuse mafieuse doublé d’une fresque repentie, « Le Traître » déconstruit allégrement la carrure du film de gangster classique. La question d’un certain classicisme se pose comme une évidence, également déconstruite par Bellocchio. On songe tour à tour au « Guépard » de Luchino Visconti, aux « Parrains » de Francis Ford Coppola, ou encore au plus récent « Il Divo » de Paolo Sorrentino, pour les effets graphiques avec lesquels Bellocchio nourrit le rythme de son œuvre, notamment en affichant un comptage en bas de l’écran, prévenant des meurtres. Mais outre ses effets de mise en scène, « Le Traître » se revendique principalement derrière les lunettes noires de Buscetta, allant jusqu’à adopter la même ambivalence. À l’instar de ce type bien qui a du sang les mains, le film narre autant une grande histoire de la mafia qu’une approche profondément intime de cet homme aux motivations ambiguës.


Du « Traître », nous retiendrons certainement les séquences de procès. Buscetta y entre comme un célèbre comédien venant présenter son dernier film aux journalistes : lunettes de soleil et costumes ringards sont là au service de dialogues ciselés, entre lesquels les accusés n’hésitent pas à se soumettre insultes et provocations. De plus, dans cet étrange tribunal, les prévenus sont littéralement placés sur une estrade, dos au public. Vous la sentez, la logique du spectacle ! Cette dernière atteint un véritable acmé lors des scènes dites de « confrontations », où Buscetta se retrouve mis face à ses anciens collègues, s’accusant réciproquement de « traître », de « menteurs » et maintes vulgarités. Au-delà de la logique du spectacle, « Le Traître » relate surtout les ambivalences d’un personnage : un homme de l’ombre soudainement placé sous les flashs et les projecteurs, éveillant ses paradoxes. Pour lui, ce sont ses ex-camarades qui ont trahis la Cosa Nostra, en tournant le dos à ses premiers idéaux fantasmés. Lui se revendique des valeurs d’une mafia antérieure, tout en n’émettant jamais un regret quant aux meurtres et autres ignominies qu’il a pu commettre. Là est la principale force du film, à savoir l’emprise interne et externe exercée sur Buscetta, notamment lors d’une scène de procès tardive, où un avocat lui reproche sa chirurgie esthétique payée par le contribuable. Là, Buscetta est d’emblée réduit à son rôle : celui du félon coupé en deux entre son honneur et sa conscience.


À un moment du film, un personnage souffle à Buscetta : « ironique ou sarcastique, tu connais la différence ? ». D’ailleurs, on ne saurait comment répondre à cette question éminemment rhétorique, mais il y a une chose que l’on sait : l’ironie se dissimule, le sarcasme mord. Dans sa première altercation avec un de ses ex-collègues, Buscetta se fait d’abord traiter de « menteur », mais son interlocuteur finit par glisser vers le terme « hypocrite ». Enfin un vrai gros mot ! Quoi de plus hypocrite que de justifier une trahison en accusant ceux que l’on trahit d’avoir trahis leurs idéaux, quand en réalité on veut juste pouvoir mourir dans son sommeil ? Parallèlement, quoi de plus héroïque que de mettre à genoux l’organisation criminelle la plus puissante du monde en pointant ses acteurs du doigt pour les montrer à la justice ? Ainsi, Marco Bellocchio tisse une fresque en forme de point d’interrogation, alors que pourtant, on sait tout, dont le fait qu’ici, tout le monde sait tout.


Outre une fresque historique, « Le Traître » se targue également des traits d’une fresque familiale. Le passage le plus signifiant pourrait être celui de l’exil de Buscetta aux Etats-Unis. Dans un restaurant, la veille de Noël, un chanteur reprend le tube de Toto Cutugno, « Lasciatemi Cantare », remixant les paroles originale en s’adressant directement à Buscetta par le terme « balance ». Par peur, Buscetta quitte ensuite immédiatement sa couverture pour s’en forger une autre. En tant que soldat de la mafia, puis ensuite en tant que traître, sa vie se résume ainsi à se cacher (quelle ironie !) tout en assumant paradoxalement sa célébrité, quand ça l’arrange. Le public, à coté, n’y voit que du spectacle. Et sa relation avec sa femme le révèle davantage, notamment lorsqu’il dissimule un cadavre à son insu pour pouvoir ensuite lui faire l’amour sur le lit d’en face, révélant ainsi qu’il l’aime pour lui, et rien d’autre. Autre axe, sa relation avec ses deux fils ainés, ou le seul bouton à actionner chez lui le sentiment du regret, unique endroit où l’on ne peut douter de sa sincérité, pilier d’un climax résonnant.


Questionnant ainsi la valeur de la parole, et de l’être par rapport à lui-même, « Le Traître » se retrouve plus proche de la fresque fondamentalement intimiste que du film de gangster. Plutôt que classicisme, parlons donc plutôt d’un certain néo-classicisme, mot fourre-tout mais s’adaptant à l’ambivalence de ce dernier né de Marco Bellocchio. Flamboyant dans sa réalisation tout en formant une épique reconstitution, « Le Traître » dessine ainsi l’histoire entre lyrisme et intimité, délivrant également une troupe d’acteurs remarquables (dont notamment Nicola Calì dont l’interprétation de Totò Riina n’a rien à envier aux envolées de Damon Herriman en Charles Manson). Plus ou moins oublié du Festival de Cannes en 2019, « Le Traître » va donc bien au-delà de ses résonances historiques et de son gros titre, pour s’imposer comme une œuvre complexe et insoumise, explorant l’inconscient, les blessures, l’orgueil, l’héroïsme et le déchirement. Qu’on le laisse chanter, cet homme beau, et âpre !


https://nooooise.wordpress.com/2019/11/02/le-traitre-balance-tes-morts/

JoggingCapybara
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le 3 nov. 2019

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