Autant, il est facile de citer de tête tous les présidents de la Ve République (c’est-à-dire de Gaulle et les étrons qui ont suivi !), autant ceux de la IIIe, c’est une autre histoire. A moins d’être passionné par l’histoire de France, des noms comme Albert Lebrun, Jules Grévy, Emile Loubet (un grand président méconnu, celui-ci, selon moi !) ou encore Gaston Doumergue ne risquent pas de dire grand-chose à grand monde. Tout au plus, Adolphe Thiers peut être rappelé pour avoir réprimé impitoyablement la Commune, Félix Faure pour sa mort aussi ridicule qu’enviable (je vous laisse deviner pourquoi sa maîtresse a été surnommée “la pompe funèbre” !) et Paul Deschanel pour être tombé d’un train. Bref, même pour les plus connus de ces célèbres inconnus, pour le commun des mortels, ça ne va pas au-delà d’une simple anecdote.


Paul Deschanel, justement, voilà un sujet en or pour un film. C’était un homme politique ayant atteint la présidence de la République en 1920, après une carrière à travers divers échelons du pouvoir qui claque sur un CV, qui était très élégant, plutôt bel homme, bon orateur et qui avait des idées marquées par l’humanité ainsi que par le bon sens. Il était pour le droit de vote des femmes, contre la peine de mort et voulait réellement améliorer la vie de ses concitoyens les plus modestes.


Mais il y avait trois gros problèmes contre lui. Le premier, être président (élu par les députés et non pas au suffrage universel direct !) lors de la IIIe République n’était pas du tout la même chose que de l’être sous la Ve. Le chef d’Etat n’avait pour ainsi dire que très peu de pouvoir, donc avait une marge de manœuvre ultra-réduite. C’était le président du Conseil (l’équivalent de ce que l’on appelle aujourd’hui Premier ministre !) qui dirigeait vraiment. Le deuxième, c’est d’être entouré de médiocres ne pensant systématiquement qu’à vous couper l’herbe sous le pied si vous pensiez à autre chose qu’à inaugurer des chrysanthèmes. Et le troisième, c’est que Deschanel était trop sensible psychologiquement et psychiquement pour un poste qui demande une solidité mentale de psychopathe.


Bon, bref, c’était tout à l’honneur de Jean-Marc Peyrefitte, pour son premier passage derrière la caméra, de souhaiter réhabiliter ce beau personnage tragique de l’histoire (à qui Jacques Gamblin insuffle une belle dignité !). De sa grandeur, de sa sincérité, de sa bonne volonté, de son intelligence qui se sont fracassées contre le mur de la réalité à travers les trois obstacles précédemment cités. La postérité (façonnée avec l’aide non négligeable d’une presse lamentable, peu soucieuse de servir la vérité !) en a fait un président zinzin dont il est de bon ton de se foutre de la gueule, alors qu’il avait juste eu un putain de burn-out (mais, à l’époque, on ne savait pas que ça existait !).


Mais dans la manière de conduire le récit, pour moi, Peyrefitte a fait deux erreurs qui gâchent beaucoup le résultat d’ensemble.


D’abord, il a choisi d’essayer d’en faire une comédie. D’accord, ce qui est souvent une comédie pour les spectateurs et spectatrices est souvent un drame quand on prend le point de vue des personnages. Cela aurait pu marcher si Deschanel avait été détestable ou s’il était parvenu à ses fins malgré ses adversaires (par contre, cela aurait pu fonctionner à la perfection avec Félix Faure ; ben oui, on aurait pu activer les zygomatiques dans le cadre de la présidence d’un con antidreyfusard, dispendieux jusqu’à l’indécence et qui a eu le droit de la part de Georges Clemenceau à cette oraison hilarante et superbement trouvée : “Il voulut être César, il ne fut que Pompée !” !). Je sais pertinemment que les moqueries visent exclusivement les ennemis du président, qu’on ne rigole jamais ici de ce dernier. Mais je n’ai pas envie de me marrer dans le cadre d’un récit d’un brave type, bourré de bonnes intentions, qui se fait fracasser sans pitié par le destin. En plus, les séquences les plus remarquables du film sont celles sérieuses, aussi bien celles dans lesquelles on voit sa psyché détraquée que celles se déroulant dans son quotidien cauchemardesque, sur fond d’ors des palais et de sols lambrissés, à la vue des autres (le lustre l’obsédant, l’hallucination avec son défunt père, la chute du train, les feuilles du discours emportées par le vent, etc. !). Tout le film aurait dû être cela, car le sujet portait naturellement vers ce ton. En outre, cette volonté de passer par la comédie pousse la réalisation à vouloir refaire des images d’archives. Ce n’est ni convaincant sur le plan visuel, ni sur le plan sonore. Quand des “images d’archives reconstituées” sont intégrées au milieu de véritables, ça se voit, ça saute tout de suite désagréablement aux yeux.


Ensuite, pour le cinéaste, Paul Deschanel comme seul protagoniste, ça ne suffisait pas. Ben, pour moi, si. Sur le plan scénaristique, ce président de quelques mois avait largement la matière à être un sujet à lui tout seul. Comme je l’ai dit auparavant, les meilleures scènes (et de très loin !) sont celles évoquant directement sa descente aux enfers. Peyrefitte a utilisé Clemenceau comme second personnage principal certainement pour injecter du tonus commercial à sa production, car ce nom est plus familier aux oreilles du grand public. Je n’ai rien contre le fait qu’il soit transformé ici en grand antagoniste en lui-même. Je n’ai aucune sympathie pour le “Tigre”. C’était un débatteur féroce, un lanceur de citations cinglantes géniales (que je kiffe lire !), un prédateur politique flamboyant, mais un type au bilan déplorable (merci d’avoir foutu en l’air une possibilité de paix séparée avec l’Autriche en 1917 avec tous les morts allant avec, merci d’être en grande partie responsable du fiasco de Versailles !). Donc, ce n’est pas en raison d’une éventuelle admiration pour Clemenceau que je formule ce reproche, mais parce que Deschanel suffisait. Que Clemenceau apparaisse en personnage secondaire, en arrière-plan, OK, puisque les destins politiques des deux hommes ont été régulièrement liés, mais c’est tout.


Pour conclure, c’est un immense potentiel pour un biopic ruiné par deux angles d’attaque peu pertinents. Reste qu’il a au moins le mérite de réhabiliter une figure injustement méprisée de l’histoire, faute de mieux. J’espère que ma passion pour l’histoire des présidents de la IIIe République ne vous a pas trop saoulés.

Plume231
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le 9 sept. 2022

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