L’arrivée de la couleur chez Melville pourrait supposer quelques modulations dans l’univers criminel qu’il construit patiemment depuis Bob le Flambeur. En réalité, elle l’entérine. Grisaille urbaine bleutée et glaciale, elle s’impose dès le premier plan, l’intérieur décati du protagoniste qu’on croirait sorti tout droit d’une toile de Hopper.
La citation liminaire l’annonce d’emblée : il s’agira d’un film sur la solitude. Celle-ci accentue l’épure déjà à l’œuvre dans les opus précédents. Ici, l’hiératisme et le behaviorisme atteignent le point de non-retour. Film sur, pour et par Delon, marmoréen et génial par sa seule présence, il s’affranchit des autres, de dialogues, de psychologie et de tout accès à l’intériorité. Tout au plus un oiseau en cage permet-il d’alimenter une bande son désenchantée, parfois ponctuée d’une musique que les 70’s naissante vont affectionner dans les bandes-originales.
La femme est belle, son visage angélique comme celui de l’ange exterminateur : la blonde attend, la noire se laisse aller à l’un des uniques sourires du film, hommage à la seule instance capable encore d’émouvoir : le jazz. Mais les demoiselles ne sont que des instruments : l’une sert à se maintenir en vie, l’autre hâte la mort en sommeil, et qui n’attend qu’un message de confirmation.
Le véritable interlocuteur de Jef est la ville : labyrinthique, construite en réseau, elle est son terrain de prédilection, un plateau de jeu sur lequel il sème ceux qui le traquent. Entre deux feux, lui qui savait se fondre dans le décor devient l’obsession de deux camps adverses, les commanditaires et les flics. D’un côté comme de l’autre, on tisse avec méthode, au long de scènes dilatées jusqu’à la démesure, la toile qui emprisonnera l’électron libre. Les espaces sont poreux, quadrillés, écoutés, même si la parole est rare. Monstre de contrôle, Jef est pris à sa propre rigueur, qui se transforme en une paranoïa justifiée, brillamment et froidement orchestrée par Melville.
Lentement surgit de l’obscurité la réalité de ce qu’on nous donnait à voir : l’espace est un écrin du tombeau, et le masque du samouraï est aussi atemporel que mortuaire.
Expérience limite, glacial et fascinant, un film où l’esthétique l’emporte sur l’individu, le cadrage sur l’épaisseur de la chair.

Cycle Melville : http://www.senscritique.com/liste/Cycle_Melville/474459
Sergent_Pepper
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le 24 mai 2014

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Sergent_Pepper

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