Le professeur avait commandé, pour chaque groupe d'élèves, un plateau de côtes de porc en ribs et un grand saladier de frites, dans lesquels on se servait avec les doigts, en buvant de la bière. On en oubliait quasiment l'exercice. Parfois quelqu'un faisait remarquer qu'on était en retard, alors on s'y remettait, jamais plus d'un quart d'heure puis on replongeait les doigts dans les frites. Il y avait comme une ambiance d'avoir perdu ce qui pousse habituellement à travailler.
De toute façon cela n'avait fondamentalement aucun sens de faire de la dynamique vibratoire dans un Tex-Mex. On n'avait à notre disposition ni ordinateurs, ni livres ni même aucun papier, ni crayons ; ni rien à étudier - ni machines ni maquettes - ; seulement de la bière des frites et de la viande, alors on pouvait pas faire grand-chose d'autres que de boire et de manger. On parlait vaguement de nos sujets, sur le ton de la blague. Tony sifflait Le Pont de la rivière Kwaï. On montait des structures avec nos pailles... Non, vraiment, on n'y croyait plus... Le professeur avait même l'air gêné d'en parler. Il s'assurait que nous finissions bien avant de nous resservir ; mais nous rappelait que c'était à volonté, qu'il fallait y aller, qu'on devait en profiter, que ça pourrait ne pas durer ; il évitait de nommer les aliments, je crois, pour ne pas avoir trop l'air d'un serveur. Il avait dans la voix des intonations de lutte intérieure, peut-être, contre quelques vérités... On évitait de le regarder dans les yeux... Car pour nous, l'instant était plutôt joyeux : il s'était avéré récemment que nous n'avions jamais été en retard, et que c'était les adultes en fait, qui avaient toujours voulu que nous allions trop vite. Le professeur d'ailleurs, peut-être par habitude, nous incitait parfois à augmenter la cadence : "encore un effort, nous disait-il. Ça pourrait ne pas durer. Plus vous mangez, plus il y en aura." Mais ce n'était plus possible d'y croire.
On allait au rythme de nos estomacs au lieu d'engloutir tout comme des oies. À un moment, un camarade à même eu l'idée de ne rien plus rien faire. Mais alors, de ne plus rien faire du tout. De rester là sur nos tables par petits groupes de 3 ou 4, de laisser le sel se noyer dans la graisse des plats vides entre nous, et de discuter de tout et de rien, de choses absolument sans importances. Le professeur n'osait plus parler ni de bouffe ni de boulot. Il n'osa rien dire pendant un bon moment, mais ses yeux nous sollicitaient un par un... "On s'y remet !" a-t-il fini par mollement rouspéter... pas bien sûr dans le ton de ses propres intentions... et pour le rassurer on a repris des frites.