Le 27 mars 1973, Le Parrain de Francis Ford Coppola est récompensé par l'Oscar du Meilleur Film lors de la cérémonie annuelle au Music Center of Los Angeles. Marlon Brando obtient l'Oscar du Meilleur Acteur pour son interprétation de Don Vito Corleone. Au succès critique de cette adaptation du célèbre roman de Mario Puzo, se joint une réussite commerciale instantanée, qui engrange pour Paramount quelques 150 millions de dollars, la plus forte recette du cinéma à ce jour. Si Laurence Olivier et Edward G. Robinson avaient d'abord été pressentis pour le premier rôle, Marlon Brando avait accepté un contrat lui attribuant un pourcentage de la recette, qui s'éleva au total à 1 million de dollars.
On pourrait voir dans le Parrain un pur produit du Classic Hollywood, énorme machine de cinéma dont la plupart des films suivent la mythologie américaine traditionnelle. Les protagonistes, incarnés par des stars du cinéma de l'époque, luttent avec de redoutables ennemis pour protéger leur famille et sauvegarder leur honneur. Respectabilité, grandeur d'âme, force mentale sont les qualités maîtresses dans l'idéologie commune de l'audience, que rien ne détourne d'une identification parfaite avec le mafieux Don Vito Corleone et son fils Michael.
Rien, si ce n'est l'habile subversion que Francis Ford Coppola introduit dans son film, offrant ainsi une double lecture : la lecture naïve, qui sera à l'origine de l'immense succès commercial du Parrain ; et la lecture ironique, qui sauve le film de la critique des révisionnistes, ceux-là qui dénoncent la société américaine et ses dysfonctionnements.
Cette dernière lecture satisfait à première vue la position soutenue par le mouvement des films de la Gauche, qui a vu dans l'assassinat de Kennedy et dans l'affaire calamiteuse du Watergate les signes de la déliquescence des institutions et de la culture américaines. Individualisme, préférence de l'intuition à la réflexion comme source de l'action, méfiance vis-à-vis de la loi, des technologies, de la bureaucratie et de la vie urbaine, anti-compétition, sont les valeurs de ce courant qui se construit en opposition avec la vision dogmatique d'une Amérique puissante et moralisatrice.
Cet équilibre insolite entre tradition et révisionnisme se voit magistralement illustré dans la scène du meurtre du trafiquant Sollozzo par le jeune Michael. Toute acquise qu'elle est à la cause de la Famille, l'audience attend et souhaite la vengeance du jeune Corleone. Les différentes prises de vue choisies placent d'abord le spectateur dans la position de Michael, intensifiant l'identification au héros. Puis un cadrage global montre l'action d'un point de vue extérieur. En introduisant une soudaine objectivité, le réalisateur met en évidence l'horreur du crime accompli, et déstabilise le soutien du spectateur à Michael tout en prophétisant sa future damnation.
Ce travail d'inversion, qui contrevient aux attentes du public, verra son paroxysme dans la scène finale, où l'épouse de Michael l'interroge sur le meurtre de son beau-frère, qu'il a effectivement organisé.
Kay : Is it true ?
Michael : Don't ask me about my business.
Kay : No…
Michael : ENOUGH ! … All right. This one time… This one time, I'll let you ask me about my affairs.
Kay : Is it true ?
Michael : [utterly sincere] No.
La pratique des films de gangsters avait conduit le spectateur à anticiper l'aveu de Michael et le pardon de sa femme. Au contraire, Coppola prend l'audience à témoin de son effroyable mensonge, celui qui précipitera la famille vers sa destruction.
La critique des autorités et des politiques, présentés dans le Parrain comme une horde de corrompus contrôlés par la mafia, apporte de l'eau au moulin des défenseurs de la Gauche, tout en déstabilisant leur dogme : ainsi les gangsters ne correspondent pas à l'archétype de l'anti-héros isolé, victime de la société. Les Corleone forment une famille puissante, structurée en entreprise qui manipule les lois et les forces de police pour échapper à la punition. Mettant les institutions au service des hors la loi, Coppola retire aux anti-héros la justification de leur crime par leur insoumission à l'establishment. Dans un sens, ils deviennent eux-mêmes l'establishment.
Par cet équilibre subtil entre tradition et révision, Le Parrain se maintient dans une ambiguïté préservée jusqu'à la scène finale : la famille Corléone apparaît reconstruite, propulsée au sommet de sa puissance par les sordides assassinats des chefs des familles concurrentes. Au Parrain II, reviendra la tâche de punir l'audience de son attachement à un clan dont la clé de voûte est la violence
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