Un soir de Noël, complètement ivre, Dean, le cynique régisseur anglais dans ce coin reculé des Indes britanniques, rentre chez lui en chantant à tue-tête : « Je ne peux pas être nonne. J'aime trop les plaisirs. »
Une bonne partie du film est résumé là ; comme d'habitude dans les films anglais, le cynisme n'est que l'expression d'un réalisme désabusé présenté de façon comique. Le palais de Mopu où se déroule le film est le théâtre d'un conflit intérieur aux quelques bonnes sœurs qui vont s'installer là pour essayer de fonder une école et un dispensaire. Une mission jugée impossible par Dean qui, avec beaucoup de réalisme, prédit aux nonnes qu'elles repartiront vite. Des moines avaient déjà échoué à transformer ce lieu voué initialement aux plaisirs. L'échec des sœurs est tellement évident dès le début qu'on se sentirait presque dans une tragédie.


Et en effet, comme dans les tragédies classiques, il est question ici de personnages tiraillés entre leurs pulsions et un rôle social qui nécessite une certaine bienséance. Ces sœurs, habituées à vivre dans l'austérité, se retrouvent dans un monde complètement différent, où les plaisirs charnels sont parfaitement assumés. La partie du palais où elles s'installent étaient auparavant le harem du général ; les peintures sur les murs témoignent constamment de son ancienne occupation et forme un contraste violent avec les occupations religieuses qui devraient de nouveau y avoir lieu.
Et c'est dans cette confrontation que le film va se jouer. Une confrontation représentée par l'opposition entre sœur Clodagh et la jeune Indienne Ranchi, toute en sensualité exacerbée. Les habits colorés, la danse lascive, toute l'attitude de Ranchi exhalent l'érotisme, là où la grisaille des habits de la sœur, ainsi que la rigidité de ses postures (aussi bien physique qu'intellectuelle) sont la preuve d'un rigorisme frôlant la mort.
Clodagh essaie de dominer ses pulsions comme elle essaie de dominer ses sœurs, et comme elle voudrait bien dominer toute la région d'ailleurs. Jamais elle ne tente de comprendre la culture indienne ni de chercher à savoir quelle est la personnalité des autres nonnes qui l'entourent. Elle impose sa volonté, comme l'Angleterre veut imposer sa culture à travers cette école (apprendre à des enfants qui vivent en plein milieu de l'Himalaya comment on dit « Bateau de guerre » en anglais ???) et comme l'église catholique veut s'imposer dans le monde. Une scène est significative de cette incompréhension : faisant le tour de « son » terrain, Clodagh remarque d'un vieil ermite y est installé et demande qu'on le vire. Jamais elle ne cherche à comprendre ce qui se passe.


Autre exemple significatif : cette fameuse sœur Ruth, considérée comme un boulet, toujours malade, très instable mentalement et spirituellement. Clodagh, forte de ses certitudes, ne cache pas le peu de cas qu'elle fait de cette sœur dont la foi vacille. Et pourtant, elle-même va vite être confrontée à ces mêmes incertitudes qui vont l'envahir progressivement. Son passé, sa vie « d'avant » va lui revenir, de plus en plus fréquemment. Des épisodes de liberté, de cette liberté qu'elle a perdu en rentrant dans les ordres. Une ordination qui a plus pour origine une déception amoureuse qu'une vraie vocation religieuse. La Clo flamboyante et libre s'oppose à cette sœur Clodagh de plus en plus isolée et déstabilisée.
Une image est très importante : cette cloche, au bord du précipice. C'est l'attrait du vide, à la fois peur de la chute et désir de la fuite. L'affrontement final entre Ruth et Clodagh est bel et bien la personnification du conflit intérieur à la sœur supérieure. Les deux femmes sont les deux facettes de la même personne. Ruth a accepté l'échec de son engagement religieux, ce que Clodagh se refuse à admettre, et elle en éprouve sûrement une incroyable jalousie. Ce n'est pas un hasard si le conflit va se régler au niveau de cette cloche, avec Clodagh en équilibre précaire. Durant tout le film, elle a été en équilibre, comme suspendu face au vide.
L'une des forces de ce film, en plus des extraordinaires qualités esthétiques et d'une interprétation formidable, réside dans la façon très subtile qu'ont les deux réalisateurs de présenter ce conflit sans trop en faire. Un très grand film.

SanFelice
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le 9 janv. 2017

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