Le Lézard Noir c'est un film dense, fou, tellement que ça peut être compliqué de trouver par quel angle l'attaquer.


Peut-être en commençant par dire qu'avant tout c'est une double adaptation : c'est du roman d'Edogawa Ranpo publié en 1934 qu'est tirée la pièce de théâtre éponyme, que l'on doit elle à Yukio Mishima, auteur incontournable des années 50 à 70 ; et c'est finalement de cette pièce que Kinji Fukasaku tire son film, réalisé en étroite collaboration avec Mishima lui-même en 1968.


Ou peut-être en posant qu'avant tout Le Lézard Noir est une histoire d'amour. Le décor : les années 50, un cabaret homosexuel du quartier Ginza. C'est ici que l'auteur en vogue Mishima se rend régulièrement, sous couvert de recherches pour son roman à paraître Les Amours Interdites. Il y fait la rencontre du chanteur androgyne Akihiro Maruyama ; le coup de foudre est instantané, et il lui déclare bientôt sa flamme à sa manière : "Maruyama, vous n'avez qu'une faiblesse : C'est que vous ne pourriez jamais tomber amoureux de moi".


Il se trompait apparemment, puisque après son suicide spectaculaire par seppuku le 25 Novembre 70, Maruyama abandonne son nom de naissance pour celui de Miwa, comme pour marquer un deuil insurmontable : Mishima était « l'amour de sa vie ».


Mais retour vers les années 50 : inspiré par le bel éphèbe, Mishima, qui s'est depuis quelques années déjà adonné à la mise en scène théâtrale, entreprend la création d'une nouvelle pièce : Le Lézard Noir, écrite pour Maruyama à qui il offre le rôle-titre, celui d'une criminelle androgyne obsédée par la parfaite pureté.


Fukasaku s'entiche de la pièce, et peut être un peu de Maruyama aussi : il réalise respectivement l'adaptation du texte de Mishima, puis l'année d'après La Demeure de la Rose Noir, avec une histoire originale, et encore une fois dans le rôle principal Maruyama - qui devient visiblement la muse des artistes qu'il côtoit.


De fait, on imagine difficilement quelqu'un d'autre à sa place : le Lézard noir a été écrite pour lui, ce qui se comprend sans peine au vu de son charme magnétique.


Comment ne pas partager la fascination du protagoniste de l'histoire, le privé Akechi, à la première apparition du Lézard noir (dans un bar qui ne peut que faire écho au cabaret où Mishima lui-même a rencontré Maruyama) ? Sa figure androgyne et mystérieuse fascine, sans doute parce que l'ambiguïté qui entoure le personnage est autant morphologique que morale : son affabilité qui contrebalance nettement la froideur implacable avec laquelle elle exécute ses plans, le magnétisme de son regard, ses manières fourbes, ses tenues baroques, l'aisance avec laquelle elle se fond dans un costume d'homme... Elle est insaisissable : même Akechi, tout intègre et obsédé par la justice qu'il est, veut tester les limites du Lézard, et bientôt il en tombe inévitablement sous le charme ; de même que le Lézard noir, fourbe et malin, ne peut que s'éprendre de la volonté implacable du détective.


Car oui, Le Lézard noir est donc une histoire d'amour, mais mieux, une histoire d'amour impossible : une tragédie. De là vient sans doute l'inspiration romantique qui parcourt l'esthétique du film, dans ses décors baroques, son imagerie colorée, onirique et foisonnante, l'omniprésence des bijoux somptueux et fastueux. Mais une seconde influence esthétique majeure se démarque : celle, bien plus moderne, du film noir, que l'on reconnaît dans ses ambiances nocturnes et sombres, son nihilisme ambiant, ses péripéties policières, et surtout ses personnages, en particulier la figure iconique du détective privé, qui se lance ici dans la traque du Lézard Noir.


Trope classique du gendarme et du voleur attirés l'un par l'autre, mais auquel Mishima injecte ses obsessions ; évidemment la sexualité, à tendance homo, survole le récit par cette tension évidente entre les protagonistes, et cette criminelle travestie au regard électrisant ; de même ses fascinations morbides pour le corps martyrisé et la pureté. Si l'omniprésence des bijoux et des pierres précieuses illustrent cette pureté dans la première partie du récit, le Lézard noir, autant criminelle qu'artiste, s'avère en vérité lancée à la recherche du corps parfait pour compléter la collection de son musée de ''poupées humaines''. Ici s'ajoute une autre thématique chère à Mishima, l'étroit lien entre amour et mort, exprimé au plus clair dans ce dialogue entre la sosie kidnappée et l'homme de main amoureux du Lézard noir, tous deux enfermés pour être tués ; enfin, ce nihilisme absurde hérité sans doute du Hagakure, livre de chevet de Mishima, et qui prend ici la forme de l'humour ; car en effet, Le Lézard noir est également une comédie.


Donc je résume : une tragi-comédie à l'esthétique romantique, et donc datée, mais aussi clairement moderne dans ses références, notamment au film noir.


À l'image finalement de son auteur : assurément pas le réalisateur, Fukasaku, clairement mis à l'ombre au profit du talent écrasant de Mishima (ce que tend à prouver l'échec l'année d'après de La Demeure de la Rose noire, seconde collaboration de Fukasaku et Maruyama, cette fois sans Mishima), un auteur moderne dans ses thématiques autant qu'il est passéiste dans son style littéraire et ses obsessions politiques anachroniques, qui le pousseront à se suicider, comme évoqué plus tôt, selon le rituel samouraï traditionnel.


De fait ce qui pourrait apparaître dans un premier temps comme une contradiction s'avère en fait être l'explication de ce qui fait du Lézard noir une œuvre véritablement magistrale.


Quelques moments ont de quoi faire rire : la conclusion inattendue du raisonnement du détective lorsqu'il développe son analogie entre les criminels et une femme recevant des fleurs, la scène durant laquelle le Lézard noir ouvre son cœur au détective Akechi que celui-ci est enfermé dans un canapé et qu'elle se prépare à le faire tuer, et les quelques coups de théâtres improbables qui parsèment le récit ; mais le décalage comique de ces situations, bien loin d'en atténuer la portée dramatique, met au contraire en avant l'absurdité intrinsèque à l'existence humaine, et donc ici l'impuissance des personnages à atteindre leurs objectifs.


De là l'humour devient un moteur tragique de l'intrigue ; et la vanité des obsessions inatteignables des protagonistes, leurs mouvements insignifiants pour s'accrocher à l'existence et à leurs convictions n'en apparaissent que plus beaux : le détective Akechi à la justice qu'il entend faire appliquer malgré son désir d'aimer le Lézard noir, la criminelle à sa quête esthétique morbide, qui l'éloigne du détective ; et Mishima donc, qui lui-même se sera accroché à ses propres obsessions si fortement qu'elles l'auront amené à mourir pour elles.


Si la comédie est parfois considérée comme un genre intrinsèquement léger et donc moins noble que le drame, Le Lézard noir est une des plus éclatantes preuves du contraire, et illustre bien que l'essence tragique de la vie réside autant dans ce qu'elle a de dramatique qu'absurde.

VizBas
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le 25 oct. 2020

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