Mabuse est une idée de cinéma. C’est un personnage inventé pour révéler la puissance du cinéma qui permet d’entrer dans les lieux inaccessibles, d’exercer partout la force du leurre. Mabuse commence par un jeu de cartes. On voit ces cartes se déployer dans la main qui s’en saisit et ces cartes montrent des visages. Visages différents en apparence mais qui appartiennent à un seul homme qui a poussé l’art du grimage aux limites de la distinction du vrai et du faux. Chaque visage et le personnage qu’il incarne pourrait être le vrai Mabuse et il l’est sans doute dans son aspect à la fois authentique et forcé. Le trouble qui naît devant ces portraits transformés en cartes vient de l’expression qui trahit une identité malfaisante. C’est un seul et même regard qui glace dans ses variations de ruse et de morgue. Mais c’est aussi l’étrange face-à-face de ce regard joué en une série de masques avec l’homme auquel ils reviennent et qui, par l’effet du fondu, les absorbe. C’est comme si du masque à l’homme il y avait une inversion. Le masque vient avant l’homme et lui communique sa nature horrifique, fantastique. Mabuse lorsqu’il tire un visage-carte semble interpréter les augures. On dirait qu’il reçoit les instructions de ses forfaits, comme si le masque et son image étaient plus que lui-même. Il entre dans ce jeu quelque rapport secret, surnaturel. Car le grime semble appeler l’enchaînement des actions qui se déroulent dans le monde et qui mènent jusqu’à lui, comme si sa présence n’était pas due au geste initial de la main aveugle mais à l’imprévisible logique des évènements. Mabuse semble dominer le temps, inverser les rapports entre causes et conséquences. Entre l’incertitude du jeu et l’autorité du plan c’est un hiatus formidable qui dit ses deux faces : l’image (le masque) et l’homme (le regard).


Mabuse est un homme-image tel que seul le cinéma pouvait en inventer. Il entre sur la scène du monde sous l’apparence d’un riche notable ou d’un pauvre ivrogne et ses apparitions démentent à chaque fois toute idée d’intrusion. C’est comme s’il avait toujours été là. La société le reconnaît dans les personnages les plus contraires. Qu’il apparaisse en trader renversant les cours de bourse ou en leader d’un groupe d’ouvriers, de la même façon il est à sa place. Ses personnages sont des reflets du monde (des images du temps). La société les reconnaît et les accepte sans le moindre doute. Cette croyance première est celle du cinéma. Mabuse y imprime la marque du mal car seul le mal est en mesure de dire ce que peut le cinéma. C’est pourquoi Mabuse (et c’est son autre face) est cet homme absolu dont le regard traverse les choses et les êtres. C’est l’hypnotiseur Sandor Weltmann capable de voir les objets dans les poches des vêtements, c’est aussi sous une autre forme l’homme de main qui réalise un prolongement du regard prédateur de Mabuse. La scène du vol du contrat dans le train montre comment ce qui est caché lui apparaît. A l’inverse il va dans le monde sous ses masques ou à découvert (mais son vrai visage n’est-il pas également un masque ?) mais toujours caché, insaisissable. Personne ne pénètre ses intentions. Sans doute y-a-t’il là une exigence propre au cinéma, qui veut que le monde soit encore innocent et cette innocence représente l’enjeu d’un combat, à mort. Mabuse est un voyant mais il est aussi celui qui crée et impose les images. C’est comme si le masque devenait avec lui l’agent de la croyance, sous toutes ses formes. De la plus commune, celle qui permet la présence au monde, à la plus intense, la démence ou l’amour fou (destins du comte Told, de la Carozza).


Mabuse ne laisse rien à l’imagination : tout va au réel, à l’action, au choc. Quand bien même il n’y aurait en lui que du fantomatique (tel sera son destin dans Le testament), Mabuse habite le monde comme une créature de chair. Il y a une espèce de symétrie entre la société des hommes et Mabuse. La première rassemble des figures surgies d’un décor : la bourse, les lieux de luxe ou les tripots dissimulés dans les quartiers populaires. Il y faut paraître pour exister. Le second investit ces lieux comme un fantôme les galeries d’un vieux manoir. Il se cache au milieu des décors et des figures pour accomplir, en toute invisibilité, son action criminelle. C’est cette innocence primitive du monde qui veut l’adéquation parfaite de l’être à l’apparence. Pourquoi donc, avant qu’il ne découvre l’existence du mal (c’est-à-dire du cinéma, c’est-à-dire de Mabuse), le monde aurait-il à se défier du paraître ? Autant dire : se défier de l’existence. Mabuse invente le spectateur. Il rend l’innocence au mal. La société du paraître est une société de vices, ceux qui la pratiquent ne sont pas exempts de tout crime. C’est pourquoi le pouvoir de suggestion de Mabuse les révèle plus qu’il ne les altère. Pour les pousser à l’extrême de ce qu’ils sont. L’innocence n’est qu’une forme d’ignorance. Chez Lang les hommes deviennent fous en voyant des spectres. Mais les spectres, à l’image de ceux qui conduisent Told au suicide, ne sont que des reflets de soi. Mabuse, ce spectateur absolu, le sait, lui qui fonde son art criminel sur la génération des spectres et l’exploration des consciences.


Au fond, si Mabuse représente le mal, c’est moins par ses crimes que par sa façon littérale de le montrer, de l’exposer. Mabuse entraîne ses victimes vers la culpabilité : Told et la Carozza se suicident, la femme de Told, séquestrée, se lamente d’être séparée de son mari. Comme si son enlèvement revenait à une punition pour l’avoir longtemps négligé. Entre suggérer et révéler, il y a comme un lien contre-nature. Une atteinte à l’idée (ou plutôt l’image) que l’homme se fait de la vérité : la vérité ne procède pas d’une suggestion, encore moins d’un ordre. Pourtant, qu’il s’agisse de gagner (au jeu) ou de perdre, il y a un destin commun des victimes de Mabuse : ils sont seuls. Solitude physique, solitude morale, les deux se valent. Même Von Wenck, le procureur, n’y échappe pas. Ou plutôt de justesse (parce que ses hommes, qui représentent l’institution policière, viennent à son secours). Chez Lang, la vérité est solitaire et souvent fatale. Mabuse l’emploie comme une arme. Parce que les hommes ne supportent pas d’être seuls, parce qu’être seul c’est s’exposer (voir/être vu) à l’irréalité du monde et de soi. Les décors seraient vus comme des décors, les figures comme des images sans épaisseur. Aux deux faces de Mabuse (l’image, le regard) correspondent les deux états du monde, les deux époques qui divisent le film : la surface (l’image du temps) et l’en-dessous (l’enfer). La première se résume par ces mots : jeu, crime, vitesse, transparence du monde et des milieux qui offrent (malgré leur cloisonnement) une même porosité. La seconde : solitude, enfermement, violence, dévoilement (folie).


La vérité vient par l’en-dessous. Mabuse lui-même, dans le final, est forcé d’emprunter ce chemin souterrain où la vérité l’accule et le confronte aux spectres. L’impossibilité de fuir c’est aussi l’impossibilité de compter sur les apparences avec lesquelles le regard (et son double aveugle) tisse l’espace et triomphe du temps. Lang révèle dans cette dernière scène son art de l’image. Qui d’autres que des aveugles effrayés pour vaincre Mabuse et le renvoyer lui-même à la folie ? C’est là que le cinéma s’affranchit du jeu (ou du je). Si Mabuse qui synthétise les deux faces de l’image (voyant-spectateur/hypnotiseur-metteur-en-scène) en est la personnification, il ne l’épuise pas. Il révèle au contraire que sa puissance (celle de la vérité) est pour toujours liée à un destin de dénuement, à du rien. Par ce paradoxe magnifique tous les spectateurs (et tous les fabricants d’image) devraient pouvoir dire : Mabuse, c’est moi.

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le 3 mai 2015

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