Chaplin, c'était un Anglais tournant des films aux USA. Et Le Dictateur est marqué par cette dualité, car il s'adresse aussi bien à un public américain qu'à un public européen (du moins ceux qui avaient encore le droit de le voir à sa sortie) :
_ il s'agissait de ridiculiser Hitler et de soutenir ainsi ses compatriotes britanniques
_ mais aussi d'envoyer un message à une Amérique qui regardait ailleurs en affirmant que ce qui se passait en Europe ne la concernait en rien, et qui refusait de s'impliquer dans un conflit dont elle se croyait à l'abri. C'est ainsi que Chaplin, dans la peau du barbier juif, montre le ghetto et la vie quotidienne devenue insupportable pour des gens considérés désormais comme de la sous-humanité.
Même en atténuant les horreurs, le cinéaste rend bien compte des oppressions subies par les Juifs, insistant sur les injustices, mais aussi les enjeux politiques qui les dépassent largement et dont ils font les frais. Garbitsch, le ministre de l'intérieur, affirme à Hynkel après son discours : "vous n'avez pas assez insisté sur les Juifs", et il développe son argumentation : le peuple tomanien a faim et froid, il a besoin d'un défouloir pour oublier que tout va mal, alors les Juifs, c'est un bouc émissaire formidable. Plus tard, Hynkel atténuera sa répression parce qu'il espérera un prêt d'un banquier juif mais ce ne sera que pour un temps. En plus d'un antisémitisme viscéral et haineux, Hynkel et ses ministres ajoute des considérations politiciennes, faisant du peuple juif une sorte de variable d'ajustement de ses humeurs.
Au-delà de l'humour, le portrait de Hynkel met en évidence des comportements dont le danger est évident. Il en pointe le militarisme exacerbé (le clairon pour appeler la secrétaire, le défilé de l'armée), la mégalomanie délirante (la fameuse scène où il joue avec le globe, mais aussi le duel de coqs vaniteux avec Napoléoni), le tout sous couvert d'humour.

C'est également aux Anglais et aux Européens qu'est adressé ce message de résistance, ce cri de soutien. Une résistance incarnée par la belle Hannah et sa force de caractère, une Hannah dont la seule présence illumine chaque plan où elle apparaît.
Une résistance également incarnée par le barbier. Résistant un peu malgré lui tout de même : s'il ne se plie pas aux règles du dictateur, c'est parce qu'il les ignore et qu'il les trouve absurdes (ce qu'elles sont, de toute évidence).
Dans ce message de soutien, il y a bien évidemment ce final abracadabrant et ce discours un peu lourd d'optimisme béat et stéréotypé, mais sincère.
C'est aussi aux Britanniques qu'est adressé le portrait de Hynkel. Chaplin a décidé de combattre Hitler avec ses armes à lui, c'est-à-dire l'humour. Et quoi de mieux que de ridiculiser le Führer et ses hommes avec ses discours en simili-allemand, ses inventions qui ne fonctionnent pas et ses crises de colères.

Sur le plan plus purement cinématographique, ce premier vrai film parlant de Chaplin est aussi sa dernière grande réussite. Lui qui fut un des grands maîtres du court-métrage maîtrise mal la longueur de ses films : il y a des temps morts, des baisses de rythme, des répétitions. Rien de catastrophique encore mais on voit déjà ici cette baisse de qualité qui prendra de l'ampleur par la suite, avec le très surestimé Feux de la rampe, par exemple. L'âge d'or de la Ruée vers l'or ou Le Cirque est dépassé.
Ce sont les débuts du parlant pour Chaplin, et cette capacité à mettre des dialogues dans un film aboutit parfois à un verbiage excessif. Cinéaste du muet, c'est en dehors des dialogues que Chaplin est le plus génial. Les principaux gags sont muets, et il sait donner aux images des forces de persuasion que les dialogues n'arrivent pas à atteindre.
Le Dictateur, c'est la fin définitive du muet et le changement des règles pour le cinéma. C'est la disparition d'une certaine façon de faire des films. Désormais, on ne fait plus confiance aux seules images. Dommage.

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le 13 nov. 2013

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SanFelice

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