Mettre un sur dix à un film ne me ressemble pas. C'est une histoire qui mérite d'être racontée.
"Le Dernier tango à Paris" met en scène une toute jeune femme, petite bourgeoise paumée (Maria Schneider, mignonne, cabotine) qui tombe sous la coupe d'un américain minable et mystérieux, fraichement veuf (Marlon Brando, ombrageux, étouffant). Pour compléter ce duo somme toute classique du vieux et de la jeune chez ce cinéma des années 70s, Jean-Pierre Léaud (volubile, illuminé) en amoureux aveugle.
Le film de Bertolucci commence comme un mauvais pastiche de la Nouvelle Vague, avec une image et un son cradingues. Le scénario m'épuise dès la minute cinq, marquée par une scène de viol qu'on nous fait passer pour l'acte fondateur d'une relation fusionnelle. Heureusement pour le cinéaste italien que j'assiste à ma première rétrospective à l'Institut Lumière, sans quoi j'aurais déjà quitté mon siège.
Mais à mesure que je laisse sa chance au film, je me trouve emporté. Pas par l'histoire, vous l'aurez compris, qui empeste la relation toxique, empaquetée par un Léaud gazouillant de naïveté. Pas plus par les longueurs ou par ce point d'honneur - que j'aurais qualifié d'archaïque si il ne continuait pas à nous être servi dans un film ou une série sur deux - que met Bertolucci à déshabiller son actrice dès que possible et à se servir de son corps comme d'un kleenex.
Je suis emporté par le jeu des deux acteurices. Schneider éblouissante de résilience et de désinvolture, qui oxygène chaque scène. Brando, ça me fait mal de le dire, immense. Immense. Vraiment. Il colle à ce rôle poisseux de mec dégueulasse qui s'invente un genre d'esthète lubrique alors qu'il est insipide, cocu et terriblement banal. Son deuil le rend méchant, égoïste, d'une violence inouïe. Son humour, sa feinte indifférence, ses mensonges, sa tendresse parfois, sont le masque terriblement commun et convenable de l'emprise totale qu'il a sur son amante. Jusqu'au viol à nouveau, à rendre malade le spectateur impuissant que je suis.
Alors que le film engage un dénouement d'abord miraculeux (cette scène au dancing) puis convenu, je cherche frénétiquement un sens à cette œuvre tragique et si déséquilibrée. Mâché par cette projection, je lui cherche un sens, comme on cherche une prise où se raccrocher. Je refuse d'avoir enduré tout ça pour rien.
Une idée me vient. Et si ce film était profondément moderne ? 1972 n'est certes pas 2022, et même s'il a été tourné juste après 1968, pendant ce qui fut probablement la plus forte vague féministe du siècle dernier, les notions d'emprise, de male gaze, de violence systémique envers les femmes n'avaient pas percolé dans la société, encore moins chez les hommes, encore mois chez les cinéastes. Mais cette idée... : Bertolucci nous montrant justement, à dessein, l'abjecte facette de l'homme (avec un petit h) et pas, comme le début du film le laissait penser, un énième fantasme de domination romantique et réciproque. Cela se tient. Le personnage de Brando à la conquête du corps d'une inconnue, comme pour panser sa virilité de mâle cocufié, laver l'affront, trouver en son amante le terrain d'une vengeance dont il aura été privé par le suicide de sa femme - sur lequel le scénario entretient d'ailleurs longtemps le doute, comme si sa noirceur à Lui n'était pas déjà manifeste. Je la tiens ma lecture révolutionnaire. Je saisis enfin pourquoi l'Institut Lumière a jugé utile - sinon bon - de proposer ce métrage. C'est bravache, immensément soulagé, presque retapé, que je rentre chez moi. Presque, parce que je l'ai frôlée de trop près cette implacable vérité, parce que je sens que j'essaie de me convaincre plutôt que d'être convaincu.
C'est ce doute qui me fait ouvrir Wikipédia. La deuxième scène de viol a été tournée sans le consentement de l'actrice. Pire, sans l'en informer. Un viol, en fait. Ourdi par Brando et Bertolucci qui voulaient "capter" sa vraie détresse. Devant la caméra, devant le monde entier. Autant pour ma thèse de Bertolucci woke. Autant pour l'acting de Brando. Comment désormais séparer l'acteur immense dans son incarnation, du mec dégueulasse qui a suggéré au réalisateur (ou s'est laissé convaincre) de violer une actrice "pour faire vrai" ? Oui ce film est révolutionnaire, parce qu'il montre, il montre, de quoi on parle quand on dénonce les violences faites aux femmes, il montre la connivence du cinéma avec ces crimes avilissants et abjects. La vie de Maria Schneider en fut brisée ; celle de Brando, de Bertolucci ? Je vous laisse deviner.