Le Dernier Nabab
6.9
Le Dernier Nabab

Film de Elia Kazan (1976)

Le dernier film vu avec mon père - Hommage à pphf

Rédigé par kingrabbit (François) pour pphf (Pallin, Philippe, François).


C’est très troublant de s’installer dans le fauteuil de son père, d’allumer son ordinateur et de commencer à taper ces quelques mots sur son vieux clavier dont les caractères ont commencé à disparaître par l’usure du temps.


Voilà un bureau où il ne paraîtra plus, avec ses affaires, ses valises, ses écrits, ses livres, ses bandes dessinées, ses classeurs, et ses manuscrits qui se sont empilés au fil des années.


Il est mort un vendredi 1er mai, à l’âge de 67 ans, deux mois à peine après un diagnostic d’un cancer de l’œsophage métastasé au foie. Jusqu’à son dernier jour, j’ai cru qu’il parviendrait à récupérer et avoir quelques mois de répit. Mais je ne connaissais pas la mort, je ne réalisais pas qu’elle entamait durant ces 8 derniers jours un dernier sprint phénoménal qui nous a tous complètement séchés et pris de court.


Oui parce que la mort pointe le bout de son nez avec la plus grande des fourberies.
15 jours avant son décès, malgré l’horreur des traitements et la fatigue extrême, mon père avait repris du poil de la bête.
Il remarchait enfin, lui qui avait été cloué au lit par la 1ère chimio. Il retrouverait son tonus caractéristique, il reparlait avec une voix beaucoup plus claire et limpide (ce dont plusieurs personnes qui l’ont eu au téléphone peuvent témoigner), il parvenait de nouveau à monter les escaliers pour rejoindre son bureau, afin d’écrire son dernier texte (un adieu en somme) sur Senscritique, et qui serait adressé exclusivement à ses abonnés.
Je posterai la copie sur mon propre compte personnel (Voici le lien sur mon blog: http://kingrabbit.over-blog.com/2020/05/le-dernier-texte-redige-par-mon-pere-philippe-pallin-1952-2020.html).


Je lui avais donné cette idée et je l’avais encouragé à le faire au plus tôt pour ne pas avoir de regrets.


J’avais une autre idée en tête, celle de cibler précisément le dernier film que nous verrions ensemble, pour en faire une critique sur son propre compte, s’il venait à mourir. Il trouvait ça excellent, et c’est pour cela que je m’y attelle désormais.


Je lui avais également demandé d’écrire ses mémoires, sur son père, sur sa famille, au départ ça l’avait fait marrer, parce qu’on n’est pas forcément disposé à parler de ce genre de choses, c’était comme acter d’entrée qu’il était foutu. Mais il y a réfléchi, l’idée a germé. Il venait me voir et me disait que cela serait très simple à faire, qu’il avait le plan déjà tout fait dans sa tête.
Il est parti avec. Nous avons eu trop confiance aux traitements, il pensait initialement avoir 6 mois ou un an. Et puis quand il est revenu de sa première chimio, après 3 semaines de confinement dans un hôpital où on n’avait pas le droit de le visiter, il savait déjà qu’il ne tiendrait pas jusqu’à son anniversaire (le 23 mai), et il s’effondrait en larmes.


Il voulait tenir jusqu’au mien (le 28 avril). Il a tenu. J’ai passé ce qui sera vraisemblablement la pire journée de ma vie à son chevet – pour la première fois les médecins autorisaient une visite. Initialement ils nous expliquaient que c’était impossible, que l’on ne pouvait voir que les patients en fin de vie et que mon père n’était donc pas concerné, la donne avait changé, l’état de mon père s’était dramatiquement aggravé pendant le week end (embolie pulmonaire + hémorragie interne due à la tumeur qui saignait) - et je ne réalisais pas à quel point il avait salement dégusté.


Ma cousine m’appelait pour me souhaiter un « bon » anniversaire, je quittais sa chambre pour le couloir. Et je n’ai pas pu m’empêcher de chialer à mon tour. Voir mon père affaibli à ce point était inadmissible pour moi. Et pourtant, je gardais espoir.


Je lui avais apporté du jus d’oranges pressées, et un morceau de gâteau. Il buvait, mais ne pouvait pas manger le gâteau. Il me disait que s’il était content que je sois à ses côtés, il se sentait quand même seul. Le médecin débarquait avec son masque sur la figure pour nous expliquer froidement que les dernières analyses n’étaient pas bonnes en plus des soucis récents. Les métastases au foie commençaient à faire sentir leur présence, les chimios n’avaient servi à rien. Mon père intervenait : « je vais mourir ». Le médecin ne disait plus rien et s’en allait nous laissant à notre solitude partagée.


Les infirmières prenaient le relai « Bonjour M. Pallin, comment ça va aujourd’hui ? ». Il ne disait rien, je réagissais à mon tour « ben pas bien, il va mourir ». Elles ne réagissaient pas plus. Que dire en même temps ?


La veille, avec ma mère nous lui avions demandé ce qu’il voulait qu’on lui apporte : des vêtements, des livres ?
Il nous répondait qu’il ne voulait rien, juste « ma » présence.
Je lui demandais s’il savait quel jour on serait. Il était tellement perdu dans les dates, les horaires, et largué par la notion du temps, qu’il aurait pu se mélanger les pinceaux et je ne lui en aurais pas du tout voulu. Mais il savait, il me répondait avec difficulté « un jour important ».


C’était peut-être ça le pire. Plus on approchait de la fin inéluctable, et plus il lui était difficile de parler, malgré son état de conscience parfaite.


Je réalise avec du recul que je l’ai très peu vu au cours de ces deux mois, avec les 3 ou 4 premières semaines en confinement, les allers-retours laborieux à l’hôpital. Voir un dernier film devenait un véritable enjeu, une course contre la montre.



UN DERNIER FILM AVANT DE MOURIR



Senscritique est devenu important dans notre histoire.
Mon père était inspecteur de l’éducation nationale dans la circonscription où nous vivions. Et il était infiniment respecté pour son travail. Les témoignages que je reçois continuellement à ce titre sont bouleversants, et totalement conformes à ce que je connaissais de lui.


Il fait partie des gens qui ne prennent pas la grosse tête lorsqu’ils ont des responsabilités.
Son objectif était d’aider les enseignants à se réaliser, à avancer, à évoluer. Toujours en toute humilité, simplicité, bienveillance et humour. Il ne s’agissait jamais de critiquer gratuitement, de rabaisser. Et à côté de cela, comme il était complètement indépendant, provocateur, rebelle, il n’avait aucun complexe à se révolter contre les autorités, toujours dans le souci de défendre les écoles et le bien commun.


Son pot de départ à la retraite en 2014 était très beau. Des centaines d’enseignants lui rendaient hommage, et je le voyais extrêmement intimidé. Je m’étais installé au dernier rang ni vu ni connu, et lorsqu’il a dû prendre la parole, il n’a pas pu s’empêcher de glisser quelques mots pour moi.


La retraite est une étape difficile, retrouver un sens à sa vie, se donner de nouveaux objectifs.
Surtout pour mon père qui malgré sa personnalité de bon vivant, était dans le fond très tourmenté, avec des accès d’angoisse, ou de déprime que j’arrivais à corriger facilement. Mais c’est aussi pour cela que j’ai toujours pensé au fond de moi qu’il n’allait pas vivre très vieux, ça cogitait trop dans son cerveau, il n’était pas apaisé.


Ma mère l’a poussé à s’investir à la mairie (il était viscéralement de gauche, et pas la gauche molle), pour garder un ancrage social.


Et moi je l’avais convaincu de s’inscrire sur Senscritique pour y poster des critiques de films, de bouquins et les partager au plus grand nombre. Il n’était pas franchement convaincu à la base. L’aspect réseau social c’est quelque chose qui lui était complètement étranger. J’ai insisté quand même. Et il s’est pris au jeu.


Et puis il y a eu très vite les premières rencontres déterminantes sur le site. Djee évidemment.
Guyness, Ze big nowhere, Tellu, Impétueux, Berny Blaise Posso, par la suite, et des centaines d’autres à venir. Nous parlions beaucoup de vous. On se tapait des barres sur les clashs mémorables du site, qui pouvaient ressembler à de grosses gamineries.


Mais surtout, ce qui était important, c’était de constater que grâce à cette audience grandissante, il reprenait une confiance en lui qu’il avait un peu perdue.


En vieillissant, il pensait perdre son inspiration, son écriture et son talent. Comme tout le monde, il détestait vieillir. Une de ses grosses blessures étaient mon échec au concours de la femis (école du cinéma français) à cette même période.


Pour passer le premier tour, il y a deux choses à faire :



  • Un dossier d’enquête, une espèce de devoir à la maison

  • Une analyse d’extraits de film, sur place avec les autres candidats dans un cinéma amphi pendant 3h.


Lui réalisait le dossier d’enquête, tandis que je me focalisais sur l’analyse. Mon premier essai, j’ai passé le 1er tour, mon père et moi avions d’excellentes notes, et je me suis fait cartonner au second par manque d’expérience (j’ai une certaine haine contre les jurés que j’ai pu y rencontrer, que j’avais trouvé très suffisants et hautains).


J’ai retenté deux dernières fois (3 essais max), et je n’ai jamais repassé le 1er tour. Cette fois c’était mon père qui se faisait cartonner, alors que j’avais de bons résultats pour l’analyse. Il l’a très mal pris et a culpabilisé pour moi.


C’était mon erreur, parce que ça n’avait aucun sens qu’un homme comme lui, avec son passé, son expérience, son histoire, écrive comme un jeunot qui souhaite rentrer dans une école de cinéma. Mais je lui laissais assumer toute cette part de travail, parce que j’étais tout simplement trop flemmard.


Il fallait vraiment que je l’aide à retrouver sa confiance en lui. Et senscritique lui a permis de se reconstruire, de faire de nouvelles rencontres, et surtout d’initier un projet de livre avec d’autres camarades du site (Guillaume Roulleau, Denizor, Youli, Daniel Patte, les relectures patientes d’Impétueux et de Tellu et j’en oublie…).


Un livre sur le cinéma français, une épopée fabuleuse, des milliers de page en germe. Et ça sera le projet de sa vie.
Vous pouvez précommander le 1er tome sur internet à sortir en septembre :
https://fr.ulule.com/histoire-cinema-francais/
Et ça va être formidable, parce que d’autres tomes viendront, et l'on peut raisonnablement se dire qu’il continue de vivre à travers cette œuvre.


Cela permet de consacrer son rêve de devenir écrivain. Il avait laissé tomber, même s’il a beaucoup écrit, même si je sais qu’il y a de très beaux romans planqués dans ses cartons à exhumer un jour. Il était trop sensible, ça l’aurait gonflé de démarcher des éditeurs pour se faire recaler et il n’a pas insisté. Un grand merci à Denis (Denizor) qui a permis pour le coup de trouver cet éditeur, et grâce à cela il aura au moins une série de livres à son nom.


Au départ, je regardais cette initiative avec un peu de distance, mais lui ne pouvait pas s’empêcher de me partager ses idées, ses critiques, pour en débattre avec moi.


Et l’année dernière, je ne sais pas ce qui m’a pris, je venais d’avoir mon diplôme d’avocat, je ne trouvais pas encore de boulot, et je me suis dit « tiens, si je faisais un documentaire ». On a tous les films, des tonnes d’archives, un aspect historique et politique à creuser, je ferai la voix-off, le montage, l’adaptation, et on va bien voir ce que ça donne.


J’ai pris les épreuves du premier tome « les années 30 du cinéma français », je n’y connaissais à peu près rien.
J’ai ouvert le 1er chapitre « l’année 1930 » - Je me suis mis à regarder tous les films.
J’ai lu les textes (uniquement ceux de mon père, je voulais que ça ne soit qu’entre lui et moi).


Et je me suis mis à l’ouvrage, sans rien lui montrer de ce que je faisais, en indépendance totale. A chaque fois il venait dans mon bureau pour essayer de gratter des infos « Alors, t’en es où ? Stp je peux voir un peu ? » et je le rembarrais.


Et puis quand le premier épisode sur l’année 1930 a été terminé, on est allé dans le salon, j’ai allumé le vidéoprojecteur que je m’étais payé avec mon premier stage en cabinet d’avocat, je lançais la séance. Je ne regardais pas mon film, juste son visage à lui. Et je lisais l’émotion sur ses yeux.


Ca l’a bouleversé de voir que son fils s’appropriait à sa propre manière le travail qu’il avait fait.


J’ai sorti 3 autres épisodes, toujours plus ambitieux, et il attendait à chaque fois la suite. Ca m’a donnée une motivation folle.


Le dernier travail que j’ai pu voir avec lui, c’était une initiative qui était totalement personnelle, finalisée en janvier dernier, donc tout récemment.


Raconter une histoire des Etats-Unis de 1803 à 1913 en n’utilisant que de courts extraits de près de 200 westerns montés dans l’ordre chronologique des récits (avec un compteur des années en haut à gauche). Et là aussi, ça l’avait beaucoup touché.


Donc je vous partage les liens, pour moi, mais aussi pour lui (mais lui et moi nous sommes presque une même personne), parce que je sais que ça lui faisait de la peine de voir que la sauce avait un peu de mal à prendre :
https://www.youtube.com/watch?v=yqxmR2-HO00
https://www.youtube.com/watch?v=yhaMJxgyZ6s
https://www.youtube.com/watch?v=czho2UGFY_I
https://www.youtube.com/watch?v=LlhMEb1X2NM
https://www.youtube.com/watch?v=KDkxKz5bzHI



L’AMOUR DU CINEMA, L’AMOUR POUR SON FILS



Mon père était extrêmement cultivé, et pas seulement en cinéma, mais aussi en littérature, ou encore en peinture. C’est une somme de connaissances qui disparaît. Mais en même temps, il était complètement anti-snob, il cherchait constamment le divertissement, le rire, la déconne pure et simple, la non-prise de tête (ah, quelle souffrance devant Nostalghia et cette scène où un type traverse des étangs pendant 2h45 avec une bougie, de la part de notre meilleur ami Tarkovski).


On était vraiment très liés sur le cinéma en particulier, d’une façon que certains jugeront peut-être irresponsable, mais qui nous a toujours fait marrer.


Par exemple, quand j’avais 7 ans, il me faisait voir Orange Mécanique, Dellamorte Dellamore (enfin celui-là rien que la pochette me terrifiait, donc j’avais fui assez rapidement) et tous les films sur la guerre du Vietnam (On vivait à l’époque en Centrafrique, nous avions un singe, donc ça nous parlait).


Je me souviens avoir piqué une crise de colère, une fois rentré en France quand j’ai voulu voir « Il faut sauver le soldat Ryan » interdit aux -12, je devais avoir 9 ans). Je gueulais contre le guichetier « mais moi j’ai vu platoon, et apocalypse now !! ». Il s’en foutait complet, le salaud.


A chaque fois qu’un film intéressant passait à la télé il l’enregistrait sur VHS. On avait une petite pièce remplies d’étagères de VHS, elles-mêmes triées sur une base de données informatique, avec leurs références soigneusement collées sur la tranche. Il prenait soin de découper des photos des films dans les magazines (télé 7 jours) pour les coller sur la boîte de la VHS.


Cette pièce était une mine d’or, et je venais régulièrement y traîner pour trouver un film au hasard en fonction des photos, puis rejoindre l’étage, et insérer la k7 dans le magnétoscope.


C’est comme ça que j’ai découvert Le Bon, La Brute et le truand tout petit également, et que j’avais pris un pied monumental qui me marquera à tout jamais.


Le temps des VHS volumineuses était déjà révolu. Venaient les DVD R-W que l’on gravait, c’était les débuts du piratage sur internet. Souvenirs émus de kazaa, emule, je téléchargeais des films de Costa Gavras, et je me retrouvais par mégarde avec un film cochon absurde. Ca n’avait aucun sens.


On se débarrassait des étagères, trop volumineuses, des k7 et des dvd, et désormais tout se réduisait dans des disques durs de plus en plus minuscules, contenant plus de 10.000 films tous amassés au fil des années.


La base de données qu’il a construite est riche en informations utiles.
Pour chaque film répertorié, il prenait le temps d’indiquer tout le casting, la nationalité du film, la production, l’équipe technique, l’année de sortie.


On pouvait donc faire des recherches très précises pour trouver par exemple tous les films photographiés par tel chef-op, tous les films avec tel acteur, tous les films de tel pays sortis à telle période.


C’est comme cela que nous nous sommes lancés dans un marathon cinéphile dantesque.
Nous partions de mon année de naissance (1989), et nous regardions tous les films américains dont nous disposions dans notre vidéothèque pour cette année.


Et puis progressivement on a élargi aux films du monde entier, sauf les films français (bon déjà parce que le cinéma français des années 80, ça devient un peu compliqué, et puis surtout le challenge deviendrait impossible, on aurait trop de films à voir).


On se donnait un ordre de passage pour regarder tous les films d’une année : ordre alphabétique des noms de réalisateurs (ça commençait donc souvent avec du Altman, ou du Woody Allen).
Et on était obligés de tous les voir, jusqu’au bout, quelle que soit la qualité (parfois très approximative), quelle que soit sa durée (des films qui durent parfois plus de 4h), quelles que soient nos réticences et nos idées reçues.


Fallait s’accrocher, on a parfois sacrément souffert. Mais on n’a jamais abandonné, on s’encourageait mutuellement, on a découvert des pépites incroyables qu’on aurait jamais pu voir autrement. Et quand l’année était conclue, on donnait chacun dans son coin des prix (meilleur réal, acteur, actrice, photo, montage, etc…) et on confrontait nos choix.


Tout ça a été listé très largement sur sencritique, et ce trajet s’est malheureusement interrompu en 1976, avec « Le dernier Nabab » - Lettre K pour Elia Kazan - Exemple avec l’année 1977 : https://www.senscritique.com/liste/Bilan_de_l_annee_1977/2235064
Et c’est à cause de cela que notre lien a été « grillé » sur le site, par Wobot notamment, parce que c’est vrai que c’est assez suspect de constater que deux comptes différents du site notent à peu près les mêmes films au même moment, avec des notes très similaires (mon père et moi étions très en phase sur nos avis – avec ici ou là quelques nuances néanmoins, il avait plus de mal sur les films de sf/anticipation, et moi j’avais plus de mal sur les films d’auteur mous et dépressifs – il sourirait s’il lisait cela).


Mine de rien, sur les dernières années, c’est le genre de choses qui créent une complicité absolument unique entre un père et son fils. Une connexion complète, instantanée.


Mais cette complicité existait dès le départ. Parce que mon père ne voulait pas d’enfant, il en avait peur. Quand il a appris ma naissance, il prenait en catastrophe la voiture pour me rencontrer. Sur le chemin, complètement perturbé, il renversait un cycliste. On n’a jamais su s’il s’en était tiré… Mais mon père lui en était transformé, et il a tout sacrifié pour moi. Il a lâché ses potes, ses projets. Et de son côté ma mère, elle, s’est sacrifiée pour moi et pour lui.



LE DERNIER COMBAT



On lui a d’abord diagnostiqué une tumeur à l’œsophage, très volumineuse, 7 cm, donc avec d’énormes probabilités de métastases. Le lendemain il recevait par mail les résultats du scanner sans que personne ne les lui explique. Il croyait que ça n’était pas si mal, puisqu’il était mentionné sur chaque organe qu’il était « normal ». A une exception près, du côté du foie on trouvait une mention dont on ne comprenait pas bien la portée « lésions nodulaires diffuses ».


Ce qui est fourbe, c’est qu’il avait eu des quintes de toux en septembre 2019, mais ça s’était tassé, le médecin généraliste lui avait dit de faire attention si ça revenait, rien n’apparaissant dans la gorge.


Au fil des mois, il a dû perdre pas loin d’une vingtaine de kilos, et personne ne s’en était rendu compte.
Mais les quintes de toux sont revenues de plus en plus violentes quand il mangeait, ses pantalons ne tenaient plus (il était très costaud, il avait beaucoup de marge devant lui), et on lui a dit qu’il fallait vraiment consulter (il a une horreur des hôpitaux, des bilans sanguins qu’il ne faisait jamais par peur).


J’ai appris la terrible nouvelle au téléphone. Au départ un ORL pensait qu’il avait la maladie de Charcot, alors j’étais au plus mal, je me disais qu’il allait mourir en 3 ans emmuré dans son corps. Tombe le verdict final de la tumeur.
Au début, bizarrement une forme de soulagement, ma grand-mère s’en était tirée l’an passé avec un cancer du côlon et d’énormes complications (bactéries nosocomiales, opération en urgence), toutes les stats étaient contre elle à l’âge de 85 ans, et jusqu’à présent tout semble résolu (même s’il faut toujours se méfier).
Je pensais que la médecine avait bien avancé et qu’on s’en sortait beaucoup mieux aujourd’hui de ces saloperies.


Mais je ne connaissais pas la traîtrise du cancer de l’œsophage. Et après recherche, on voit assez vite que ça fait partie du top 3 des pires cancers, avec des taux de survie tous stades confondus à 5 ans de 20 %, qui tombe à 5% quand il y a des métastases.


Je l’ai retrouvé à l’entrée de son bureau, il me regardait fixement, immobile. Et il s’est effondré dans mes bras.
Je pense que ça n’est jamais arrivé de toute notre vie (ou alors c’est plutôt moi qui m’effondrais dans les siens, parce que c’était une figure rassurante, il était costaud, larges épaules, des grosses paluches, bref un pilier solide).


A ce moment j’ai j’ai réalisé pour la première fois combien il avait maigri. Et je lui disais « Papa, comment est-ce que je vais vivre sans toi ? T’es un père exceptionnel, t’es plus qu’un père, t’es un frère, un copain » (je trouvais cette formulation un peu ringarde sur le coup, mais c’était sorti tout seul).


Et ça l’a fait encore plus pleurer.



L’AMOUR DES MOTS ET DE LA LANGUE



Pour moi y a deux choses essentielles chez mon père :



  • Son amour de la langue et des mots (par exemple sur senscritique, il était obsédé par la recherche des titres des critiques)


  • Le rire (sous toutes ses formes, cynique, ironique, potache, burlesque, régressif). Il explosait de rire quand il voyait Jim Carrey allumer un pet dans Dumb & Dumber, et la même chose dans Fanny & Alexandre de Bergman.



A la maison, on ne parlait pas le français, on avait créé ensemble une nouvelle langue très surréaliste. Et à chaque fois que je lui apportais de nouveaux mots (issus parfois de jeux video), je voyais qu’il jubilait et se les appropriait avec bonheur. Par exemple on se disait entre nous que David Lynch était un gros troll. Que Jean Michel Blanquer avait une tête de men in black (c’est-à-dire qu’un alien se cache sous un corps humain), alors que Macron se situait plutôt du côté des reptiliens.


Mais plus sérieusement, les mots avaient du poids sur lui. Surtout qu’il était hyper sensible. Les mots que je lui disais, pouvaient l’effondrer. Et c’était vraiment dur de le voir pleurer pour moi. Parce qu’il ne voulait pas me quitter.


Peu avant son premier départ à l’hôpital, il était allé à pieds chercher des chaussons aux pommes et des pains au chocolat à la boulangerie. Le confinement arrivait quelques jours plus tard.
Il me les apportait en me disant que c’était peut-être la dernière fois qu’il le faisait. C’était bien le cas.


Cette idée m’obsédait, combien de fois pourrait-il faire telle ou telle chose ? Combien de fois encore entendrais-je le son de sa voix si particulière ? Combien de fois encore le verrais-je pensif, la tête dans les nuages comme cela lui arrivait souvent ? Combien de fois allions-nous rire ? On aurait tellement adoré le confinement. Passer nos journées à glander, à se mater des films, et à simplement se marrer en se racontant des conneries.


Il a tenu absolument à m’amener en voiture à la gare, la veille et l’avant-veille de son départ pour l’hôpital.
Il me déposait, et il rentrait à la maison. Ma mère le trouvait tout seul en train de pleurer. Elle me prévenait à son tour en larmes.
Je lui disais qu’il ne fallait pas pleurer, que rien n’était joué, qu’il pouvait être du bon côté des statistiques, mais lui me répondait qu’il était très troublé par moi, par mes mots, notamment lorsque je lui ai dit que j’étais son « copain ». Et il s’effondrait encore plus.
Je le saisissais : « mais arrête, elle est ridicule cette formulation « mon copain », ça n’a aucun sens, t’es mon pote voilà ! ».


Chaque jour était une guerre, chaque repas une souffrance. Ma mère faisait des pieds et des mains, pour lui concocter des mets qui l’aideraient à s’en tirer. Des jus de fruits à n’en plus finir, des jus de légumes. Après l’année de souffrance auprès de sa propre mère, c’était reparti pour un tour, des travaux infinis de mixages et d’épluchages en tous genres, dans l’espoir de le sauver.


On le regardait manger. 1ère bouchée, 2ème bouchée, « ça passe ? » « Oui ça passe… », 3ème bouchée « non ça passe plus ».


Et derrière, des heures à tousser, tousser, encore tousser. Une toux atroce, avec rien à expulser, juste de la toux gratuite. Une torture à la Sisyphe. Le repas s’arrêtait les jours suivants à la deuxième bouchée, puis à la première, puis il n’y eut plus aucune bouchée du tout.


Lors de ses retours successifs, la fatigue empêchait toute activité. Il se donnait des objectifs pour chaque matinée, et il ne parvenait pas à les remplir, ça le minait. Au début il détestait l’utilisation du vocabulaire guerrier, qu’on lui parle de « combat », qu’on lui dise de se « battre ». Il se disait que le protocole marcherait ou ne marcherait pas. Qu’il aurait de la chance ou non. Que la volonté n’y changerait rien.


Et il a fini par trouver un sens au fait de « se battre » : « Se battre, ça veut dire manger quand tu veux pas manger, ça veut dire marcher quand tu veux pas marcher, ça veut dire faire l’effort de te mettre debout sans te coucher tout de suite, alors qu’à l’hôpital j’ai fait que rester couché tout le temps ».
Ce sont ses mots exacts, que j’ai retranscrit depuis l’un des enregistrements que j’ai pris de lui, pour garder une petite trace.


Maintenir sa concentration pour voir « Le dernier nabab » a été une épreuve de tous les instants. J’essayais de le réveiller lorsque sa tête s’écroulait. Je lui demandais s’il préférait que je lui mette une baffe, ou qu’il le fasse lui-même, bien évidemment il le faisait lui-même. J’apportais un gant avec des glaçons et le mettait sur son crâne pour qu’il tienne. Il a tenu. Je savais d’instinct que ce serait le dernier film que nous pourrions voir. C’est un très beau film, très étonnant, déstabilisant.
Un montage bizarroïde, discontinu, complexe, une ambiance mélancolique, assez fellinienne (avec ses décors gigantesques de studios perdus dans la pénombre, cet étang artificiel, ces statues géantes comme dans l’intro du Casanova de Fellini).


Et ce plan final… Le plan final par excellence, l’adieu ultime, le dernier plan d’Elia Kazan. De niro qui s’enfonce dans l’obscurité infinie. Je regardais son visage, et je voyais qu’il aimait. Il n’était plus capable d’argumenter une critique, il me disait juste qu’il mettrait 8/10.


Le lendemain matin il crachait du sang, et il ne reviendrait plus jamais à la maison. Il m’avait pourtant dit qu’il souhaitait y finir.


Après avoir posté son message d’adieu à ses abonnés sur senscritique, il n’a rapidement plus été en mesure de retourner à son bureau pour lire ses messages.


Je les lui lisais. Il a pleuré quand je lui ai lu le 1er message de Ze Big Nowhere.
Le dernier message que j’ai pu lui lire était la première moitié de celui de Gothic Plague. Il était trop épuisé pour écouter la seconde moitié.


La joie de vivre était perdue. Je lui disais qu’un de ses traits essentiels était le rire. Et il me répondait qu’il serait guéri, le jour où il retrouverait le rire.


Et je l’ai fait rire lors de son dernier jour. Je lui rappelais une anecdote de quand j’avais dix ans. Nous devions être en vacances à Lyon. Il s’amusait à m’apprendre à parler en verlan, et à me faire dire toutes les pires vulgarités en verlan dans les transports publics.


Je lui ai rappelé ce souvenir, et malgré la fatigue insensée, le fait qu’il ne pouvait presque même plus lever les bras ou les jambes, ou la tête. Il a souri.


Au fait. Voici l’origine de mon pseudonyme. Quand j’étais au collège, des camarades m’appelaient « Lapin » en raison de mon nom de famille « Pallin ». Ils voyaient mon père me chercher en voiture à la sortie des cours. Ils le surnommaient « Le roi des lapins », puis rapidement « Kingrabbit ». Mon pseudo est donc le sien. Je ne crois pas qu’il connaissait cette anecdote.


Je finis avec un très bel hommage qui lui a été rendu sur facebook par l’un de ses amis. Cela vous permettra d’avoir une photo de lui, et donc une véritable incarnation physique. La photo ne lui rend pas hyper hommage, mais c’est quand même lui. Et les mots sont incroyablement justes.


« Comme nous ne savons pas quand nous mourrons, nous en venons à penser à la vie comme à un puits sans fond, et pourtant tout n’arrive qu’un certain nombre de fois, un très petit nombre en réalité. Combien de fois encore te rappelleras-tu un certain après-midi de ton enfance ? Un après-midi qui fait si profondément partie de toi, que tu ne peux même pas concevoir la vie sans lui. Peut-être encore 400 fois, peut-être même pas. Combien de fois encore regarderas-tu se lever la pleine lune ? 20 fois peut-être ? Et pourtant, tout cela semble illimité. »


Paul Bowles, « Un thé au Sahara ».

pphf
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le 6 mai 2020

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