Douce France


Après un premier long-métrage remarquablement bien maîtrisé, qui laissait notamment entrevoir d'indéniables qualités de conteur, Clouzot nous dévoile cette fois-ci toute l'étendue de son talent avec une œuvre qui se permet l'audace de venir concurrencer les maîtres du thriller, Hitchcock entre autres, sur leur propre terre. Et c'est ce qui donne au Corbeau son caractère si unique.


Rejeté aussi bien par le régime vichyste que par la résistance, Le Corbeau est un drôle d'animal qui fait apparemment l'unanimité contre lui. Ce qui n'a rien de très étonnant tant son propos, éminemment impertinent, ne peut laisser quiconque indifférent. Et puis, comme la mise en scène de Clouzot n'a pas pris une ride, on peut être certain que ce qui faisait débat hier doit encore le faire aujourd'hui, notamment dans notre société où tout est si joliment aseptisé.


En tout cas, dans la France de 1943, le film ne passa pas inaperçu et on comprend facilement pourquoi. C'est sans la moindre complaisance que Clouzot réalise ici une impressionnante radioscopie de la France occupée, mettant à jour ses maux les plus profonds et les plus lancinants. A l'instar d'un petit village campagnard, d'apparence si calme et si paisible, le pays semble vivre en toute quiétude, population française et occupant Allemand filant le parfait amour sous la bannière du Maréchal. Travail, Famille, Patrie et tutti quanti, le soleil baigne de sa douce lumière l'ensemble de l’hexagone. Seulement, cette image idyllique est trompeuse nous dit le cinéaste : le mal est déjà présent, sournoisement tapis dans l'ombre, il répand lentement son poison jusqu'à déclencher une véritable septicémie. Un seul symptôme semble trahir sa présence, c'est la fièvre de la calomnie ! Un signe de gravité que l'on retrouve au sein de ce petit village depuis qu'un horrible corbeau y déverse tout son fiel à coup de lettres anonymes. La maladie, hautement contagieuse, se repend ainsi comme une traînée de poudre, exacerbant violemment les passions, faisant des victimes à tous les niveaux de la société, que ce soit parmi les pauvres, les religieux ou les notables...


Le plus étonnant dans le travail de Clouzot, c'est de voir avec quelle finesse il arrive à rendre compte de la psychologie de ses contemporains, nous livrant, au passage, un brillant échantillonnage des comportements humains en période de crise. Il y a ceux qui, comme le docteur Germain, vont faire tout leur possible pour lutter contre le fléau : loin d'être un personnage exemplaire, ses nombreux vices sont parfaitement explicités, Germain est avant tout un homme pragmatique qui fera tout pour s'opposer aux comportements excessifs de ses congénères. Tandis que d'autres, à l'image de Denise, vont essayer de tirer profit du chaos à des fins personnelles : si leurs motivations ne sont pas toujours méprisables, leurs actions ne feront que nourrir la confusion générale, faisant ainsi le jeu du Corbeau.


Comme le symbolise si bien la fameuse scène de l'ampoule électrique, personne ne peut se targuer d'être blanc ou noir, personne n'est jamais véritablement innocent. Et c'est en utilisant habilement cette vérité crue que Clouzot parvient à nous balader durant 90 minutes, multipliant les fausses pistes, jouant sur les faux-semblants, tout en distillant un formidable suspense. A part quelques passages un peu trop démonstratifs et des personnages légèrement caricaturaux (Denise, en femme handicapée, revancharde sur la vie), Le Corbeau demeure un bijou de mise en scène, passionnant de bout en bout, permettant à des Fresnay, Leclerc ou encore Larquey d'y exprimer tout leur talent. La comparaison avec les meilleures productions d'Hitchcock n'est pas usurpée, Clouzot tient bien ici son chef-d'œuvre

Procol-Harum
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le 5 avr. 2022

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