Deux ans avant le scandale du Dernier Tango à Paris, Bertolucci présente son premier film majeur. Inspiré d’un roman de Moravia (auteur italien le plus fameux de son temps), Le Conformiste se distingue profondément de son modèle. Bertolucci a dit lors de sa sortie (1970) qu’il mettait l’accent sur la main invisible de l’inconscient plutôt que les processus de la destinée, contrairement au roman. Dans Le Conformiste, Jean-Louis Trintignant interprète Marcello Clerici, un homme se portant volontaire pour accomplir un assassinat commandité par les fascistes. L’action se déroule pendant les années 1930 et l’ère mussolinienne.


Sauf dans le secret, quoiqu’il se manipule sans relâche, Marcello est un homme inassumé. Prenant conscience de ses passions malsaines et de la décrépitude de sa lignée, il est accablé par un sentiment de culpabilité. C’est ainsi que cet individu tourmenté devient activement conformiste. Face à ses contradictions, il reste inerte et lisse, s’en remet au plan de l’autorité. Sa démarche est beaucoup plus forte qu’un abandon du libre-arbitre ou une attitude stupide de suiveur évanescent.


La politique est un instrument, comme un outil pour canaliser ses propres pulsions : de meurtre et de sexe. Contrairement à United Red Army où l’engagement de jeunes communistes mène à la liquidation de soi, Le Conformiste exprime un désir d’unité et d’harmonie où le cynisme n’est plus un ennemi mais un état admis et digéré. En domptant ses tensions, Marcello se lave car il compartimente : tout trouve sa place, sous une cloche de fer. Se purifier consiste à respecter une norme tout en étant aligné sur des règles sociales exigeantes : mais si Marcello respecte la loi du plus grand nombre, c’est un grand nombre abstrait et figé, qui a peu à voir avec les humains. C’est le grand nombre d’un égocentrique.


Marcello veut construire sa normalité. Il le déclare et la veux sans religion. Pour l’atteindre, il respecte les normes sociales et ne se montre pas seulement intègre, mais normopathe. Il se satisfait de cette normalité et s’en acquitte pour être plus libre de créer sa propre normalité : à l’intérieur de l’arbitraire dominant et rayonnant, il va installer son espace de pureté. Ce besoin de conformité trouve dans le fascisme le meilleur allié. Comme lui il veut mobiliser ses forces pour un ordre absolu, une vie de clarté, de répression et de violence sublimée. Un rêve sans illusion.


Un rêve auquel Marcello préfère sa préservation despotique : lorsque chute le fascisme, emportant la construction perfectionniste de Marcello, celui-ci se montre lâche et opportuniste. Pour ne pas être l’otage des foules et de leurs caprices, juste un habitant paisible ; juste s’accorder sur leurs principes éthiques. Dommage que le film s’arrête là, car Marcello, capable d’épouser un système massif et impersonnel, trouvera certainement sa place dans le nouveau régime, mais pas la même satisfaction alors que le maître est la masse compacte et non plus un grand corps rationnel et impassible.


Ce rêve à la beauté amère est mis en forme avec génie par Bertolucci. Le Conformiste est un enchaînement de séquences parfaites. Bertolucci mène à la fois une enquête sur le passé de l’Italie et sur les motivations du fascisme, tout en décrivant l’âme d’un homme utilisant le conformisme comme une formation réactionnelle. La narration est d’une intelligence mirifique. Tous les éléments du Conformiste sont porteurs de sens, sans que Bertolucci ait jamais besoin de se justifier ou se répéter. Ce degré de précision, de force et d’acuité mériterait le qualificatif de tour de magie, comme pour tous ces films se donnant tels des systèmes achevés que chaque détail vient alimenter et renforcer.


Les décors grandioses participent à cette réussite éblouissante de la part de l’auteur du Dernier Empereur. La grâce immobile de l’art et des monuments fascistes, les pièces froides et gigantesques de l’élite, les salons lisses et moroses de la bourgeoisie, sont autant d’écrins brillants et opérationnels. Bertolucci ne dépeint pas un univers d’une laideur horrible comme dans 1984 (où le sujet est différent, c’est le totalitarisme et Big Brother) : l’atmosphère fasciste est glaçante mais splendide, c’est un Nirvana sec, un Paradis sans joie ni vitalité embarrassante. Les bâtiments, les rues, les gens, sont propres et ordonnés ; et tous les habitants de cette cellule sophistiquée vaquent sans entrave, négociant égocentrisme et conformité.


Cette splendeur est coupable mais elle est là. Elle est répressive et comble Marcello. Elle est valorisée par la mise en scène de Bertolucci qui applique la même virtuosité sidérante lorsque le film se déroule à Paris ou dans des intérieurs demeurés étrangers ou hostiles au fascisme. Thriller psychologique et fable théorique, Le Conformiste est une synthèse solaire, tutoyant la perfection.


http://zogarok.wordpress.com/2014/12/04/le-conformiste/

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le 4 déc. 2014

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