" On ne naît pas femme: on le devient" (Simone de Beauvoir)

Grandir et s'affirmer, voilà ce que réussit enfin Xavier Dolan. Quittant l'histoire personnelle ("J'ai tué ma mère") ou encore l'esthétisation extrême ("Les amours imaginaires") il réutilise le cocktail qui fait sa particularité pour servir une histoire, un parcours de vie troublant, habité, magnifique.

En sortant des sentiers battus dans lesquels il s'est mué: l'amour "adolescente" et entière mais surtout l'amour filial ou imaginé, Dolan prend enfin de vrais risques et ça fait du bien de voir ça. Des risques qui le mènent à n'être plus présent dans son film, à donner la "vedette" à un autre, ici Melvil Poupaud qui se révèle un papillon formidable. Des risques qui le mènent aussi à n'être plus dans l'amour-haine ou dans l'imaginaire de l'amour mais dans l'amour pur confronté au réel brut: une femme aime un homme qui veut être une femme.

Dès lors, il s'agit pour Dolan de donner à voir une vie, étalée sur 3h qui résument 10 ans de vie, un changement mais surtout une histoire d'amour qui, croyant subir la logique de l'apparence, suit en réalité "la logique du coeur". Laurence, prénom à double consonance homme/femme et Fred (de même) ne se quittent jamais tout à fait parce que, dès le début, ils refusent le quotidien destructeur pour préférer la marge à coup de listes qui les éloignent de ce qui retire un peu de leur plaisir...

Qu'aimons-nous finalement ? Es-t-on cantonnés à n'aimer qu'une image ou la profondeur d'un être qui veut devenir autre au risque de tout perdre ? L'impression véridique de Laurence de n'être pas dans le vrai en tant qu'homme remet en question la relation vraie qu'il a eu avec une femme qui, elle, veut "un homme". Pourtant, elle aime Laurence "anyway" et ce dès le début, qui qu'il soit.

Dolan explore donc un peu plus les relations qui lient les êtres, va plus loin dans la figure trans-genre qu'il développe, d'êtres qui s'aiment au delà d'une question de sexe ou d'apparence, pour faire l'éloge, encore une fois, de la différence mais de manière beaucoup plus aboutie. Qu'il s'agisse d'être un fils qui aime sa mère sans qu'il se sente fait pour être son fils, de deux êtres qui aiment une même personne sans pour autant être aimés par elle (comme deux penchants d'une même personne homme/femme) ou d'êtres qui s'accrochent l'un à l'autre au delà même des identités pour lesquelles ils se sont choisit ("tu déteste tout ce que j'aime de toi en fait"), Dolan donne à voir, ici, un parcours au delà du quotidien, au delà du possible. Un amour qui va bien au delà de la relation et qui résiste à la tempête du changement bien qu'il ne dure pas éternellement. Les êtres sont encore incapables de se rejoindre mais reste en mémoire le non regret, l'envie d'affirmer sa différence, d'en faire une force, une légitimité qui permet de demander à être regardé(e) dans les yeux, à ne plus se mentir ...

Le film de Dolan réutilise encore les mêmes procédés: montage millimétré, longs plans fixes, zooms extravagants, fulgurance, images fantasmés, ralentis mais cela non plus au service d'une simple illustration mais d'un vrai parcours, comment être la tête et les yeux de Laurence. Et le film ne perd pas son souffle, toujours hystérique, entier comme les êtres qu'il filme jusqu'au-boutiste à souhait. Dolan, lui-même, est un être hybride autant dans ses films que dans ses différentes activités sur le film (montage, scénario, costume...). Finalement,tous sont sur tous les fronts, jusqu'au bout, complets, entiers, sans rien lâcher, pour terminer ce qui a été commencé, être dans sa vérité...
eloch

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