Le propos semble pourtant limpide, mais en lisant certains chroniques je me rends compte qu'il ne l'est pas forcément pour tout le monde. Le réalisateur est suspecté de complaisance à l'égard de l'occupant. Il "humaniserait ses personnages". Je sais bien qu'il est déstabilisant de suivre un personnage principal aussi détestable sur 2 heures, mais Louis Malle n'en fait pas le "héros de son film" à proprement parler. Modiano et Malle nous montrent, bien au contraire, le cheminement déprimant de leur personnage principal


Eh dis moi Lucien où c'est qu'elle est ta milice...


Celui d'un type ultra limité qui se laisse griser par "le côté obscur de la force". La facilité à obtenir le respect ou à faire peur en pointant une carte de police française (avec une mitraillette) est quelque chose de neuf et de puissant pour le jeune Lacombe. Et pour ce merdeux complexé par son manque d'éducation et de culture (cf son emportement quand France le questionne sur ses études alors qu'il s'est présenté comme un ex étudiant), il s'agit d'une voie royale pour obtenir le respect qu'il recherche depuis toujours (cf la scène où il coupe la file d'attente à la boulangerie). Il n'y a pas une seule scène où ce Lucien est épargné par le réalisateur et le co-scénariste (Patrick Modiano). Pas une scène où ils n'étalent pas sa bêtise et sa brutalité nourrie justement de ses limites intellectuelles. 


Et le film est exceptionnel car il montre justement une pluralité de profils différents qui se perdent dans la collaboration. Il y a ce débile léger, mais il y a aussi un ancien policier destitué qui semble animé d'un ressentiment vis à vis des autorités françaises, il y a évidemment l'authentique antisémite carabiné, l'ancien sportif dingo des armes qui veut maintenir son commerce fleurissant malgré l'occupation, la starlette de cinéma aussi cruche que cruelle, l'opportuniste qui fait en fonction du vent, et il y a même un noir (fait historique qui ne tombe pas de nulle part puisque deux tortionnaires de Bordeaux étaient martiniquais), choix fort qui appuie son message : l'adhésion à la Gestapo était pour certains moins une question politique que matérielle. Certes la plupart cultivent l'antisémitisme et ne se font pas prier pour torturer un maquisard. Mais ce n'est pas le cas de Lucien. Ça peut paraître fou, impossible à concevoir pour une génération biberonnée à SOS Racisme, pour qui la haine de l'autre n'est pas une caractéristique de l'espèce humaine, mais un trait propre à des êtres lointains, l'apanage exclusif de bêtes immondes griffues anthropologiquement autres, dignes d'aucune étude particulière.


Mais ce n'est pas humaniser la Gestapo que d'expliquer les motifs différents qui ont amené ces types de tous horizons à devenir des crapules ultimes. La réalité de la guerre est complexe, et je risque de surprendre les lecteurs les moins informés sur la question mais la seconde guerre mondiale opposa des profils très différents. Dans la résistance des gens très hétéroclites cohabitaient - il y avait des communistes, des gaullistes, des gens d'extrême droite, des intellectuels, des incultes, des gens qui étaient criminels avant la guerre, des contrebandiers, des notables etc.... Quoi de plus normal que d'admettre qu'une disparité idéologique pouvait animer l'autre côté de l'occupation ? Où les antisémites notoires d'extrême droite côtoyaient les pacifistes de gauche prêts à tout pour éviter une guerre quitte à laisser faire, et on retrouvait aussi des intellectuels, des incultes, des gens qui étaient criminels avant la guerre, des contrebandiers, des notables...


 La soif de respect et d'autorité est très présente dans tous les profils. La meilleure preuve indiquant que Lacombe ne rejoint pas la "police française" par idéologie, est précisément qu'il tombe amoureux d'une juive. La question juive, la politique, l'idéologie nazie, lui ça lui passe au dessus de la tête au chasseur de lapin. L'état d'avancement des troupes alliées aussi. Et quand ses collègues de la Gestapo s'enquièrent de la situation en étant pendus au poste de radio, lui s'en fiche éperdument. Il n'a conscience de rien. Il n'anticipe pas son futur. La seule chose qui l'intéresse à ce moment c'est France Horn. Son inconscience folle règne dans chaque scène au sein de cette famille désespérée. "Je n'arrive pas à vous détester totalement" dit même le père Horn. Car il sait que ce jeune bourreau en puissance qui veut lui prendre sa fille n'a conscience de rien.


Le bâtard sans gloire


Ça peut sembler être de la science fiction à certains, mais le monde est complexe, trop souvent à la différence du cinéma où les bons et les méchants sont facilement identifiables et où la crainte absolue est de brouiller l'esprit du spectateur. Mais dans "Lacombe Lucien" il n'est même pas question de trouver du bon dans ce personnage ou ses acolytes. Comment peut-on d'ailleurs trouver un seul instant que ces collaborateurs soient humanisés et donc présentés sous un jour acceptable ? On les voit pendant deux heures torturer, voler, intimider, extorquer, cogner etc... On fait mieux comme "humanisation".


Ces personnes sont des humains, ils n'ont pas été créés en laboratoire. Ils ont existé. Et ils existent encore d'une certaine manière (un quart d'heure sur Twitter avec le hastag "juif" permet de nous en convaincre). La bêtise crasse et l'ignorance se conjuguent en 124 caractères de basse humanité.


L'occasion de marteler cette évidence : Lacombe n'intègre pas la Gestapo par antisémitisme mais par bêtise (n'essaie-t-il pas de rejoindre la résistance au début du film ?). Une bêtise qui touchait la France "comme une maladie" selon les dires d'une collabo chargée de trier un courrier sans fin de dénonciations en tous genres.


Et le point le plus important à mettre en avant est que sa bêtise ne l'excuse pas du tout. Il ne devient pas un héros sous prétexte qu'il bute un officier allemand chargé d'escorter les Horn vers la déportation. On est pas devant un geste de bravoure ici, mais d'une impulsion. L'officier allemand lui a pris la montre qu'il avait lui même tenté de reprendre à la famille Horn. Il n'a pas essayé de les libérer, il a juste été frustré, de manière très infantile, qu'un type se place en position d'autorité et le prive de son bien. Ça ne va pas plus loin que ça. Il fuit ensuite avec France et sa grand-mère car il est grillé auprès des Allemands. Ce n'est en aucun cas la rédemption d'un personnage ou la prise de conscience d'une inconduite passée. 


Si l'on devait chercher coûte que coûte une incohérence dans ce récit, je serais plus enclin à juger improbable l'attirance de la jeune France Horn envers Lucien que l'inverse... Elle est belle, sensible, éduquée, talentueuse. Que peut-elle bien trouver à ce sosie d'Adam Devine qui n'entrave rien à rien, et qui est dangereux pour lui même et pour les autres ?  


Certains Français ont donc commis l'irréparable non par soif de mal absolu, non par désir ancré au plus profond de voir le drapeau nazi flotter sur la France, mais par petitesse, par bêtise, désir de confort, lâcheté, inculture, et naïveté extrême. C'était sa lecture Marxiste d'une forme de collaboration, soit un moyen d'élévation sociale. Et je conçois dans un sens, que cela puisse déranger. Dès lors qu'on explique l'adhésion des pauvres à la collaboration par le désir de vivre mieux, on égratigne une pseudo pureté, ou du moins le bon sens des classes populaires, on les rend coupables comme les autres. La trahison étant plus enthousiasmante à dénoncer quand elle provient des élites. 


Louis Malle a fait preuve d'un certain courage en filmant cette histoire, qui semble plus authentique que bon nombre de récits fantasmés sur cette période traumatique.

Negreanu
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le 3 juin 2020

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